Étienne Brunet
Université de Nice (INaLF, CNRS)
Il ne faut guère attendre d'un patineur qu'il vous explique ce qu'est un triple lutz ou une triple boucle piquée. De même les surfeurs d'Internet, auxquels les figures libres ou imposées de l'acrobatie informatique sont familières, prendront pour un jobard celui qui hésiterait devant un sigle plus facile à retenir qu'à prononcer: WWW (ou ses équivalents, W3 et Web). Si l'on n'est guère plus avancé en parlant de W3, la simplification de l'écriture laissant intacte l'obscurité sémantique, le terme Web est moins opaque puisqu'il évoque le réseau planétaire sous la forme d'une toile d'araignée (Web) aussi large (Wide) que le monde (World). En deux ans cette toile a été tissée de façon si dense qu'elle a fini par recouvrir - et presque étouffer - un réseau qui préexistait, au point de désigner Internet dans son ensemble. Certains néophytes trop zélés l'assimilent même au Net, tout simplement.
Ce succès foudroyant de Web face à la concurrence s'explique d'abord par la variété de ses emplois et son aptitude à tout faire. Il peut se charger du courrier (et remplacer Eudora), transporter les fichiers de toute espèce (et supplanter Ftp ou Fetch), distribuer les informations (comme Gopher, ou News), mettre en oeuvre une application sur un serveur lointain (comme Telnet) et, mieux que tous ses rivaux, établir des liens hypertextuels d'un serveur à l'autre et réunir en un instant sur l'écran de l'utilisateur des éléments hétérogènes dont la nature et l'origine sont diverses. On utilise justement à son propos l'image de l'autoroute. Au regard des voies privées (Telnet exige un mot de passe, et Ftp ne livre passage qu'à ce qui est public ou anonymous), ou des transports réglementés et spécialisés du type ferroviaire, aérien ou postal, le transport routier, représenté par Web, gagne en effet en souplesse et en universalité. Les autoroutes de l'information accèdent ainsi à des millions de points du globe dont beaucoup sont tour à tour clients, relais ou serveurs.
Car Web allie à la puissance la facilité. On n'est pas tenu d'être spécialiste ou informaticien pour créer ses propres pages d'information et les proposer au public. Il suffit de connaître l'utilisation d'une dizaine de balises dont fait usage le langage Html. Point n'est besoin d'une station de travail coûteuse pour faire office de serveur: un simple micro-ordinateur suffit, dont on n'exige pas qu'il fonctionne sous Unix. Et surtout aucun apprentissage n'est nécessaire pour lire les informations offertes. Un simple clic sur une zone soulignée (généralement en bleu) suffit à activer la liaison avec l'objet désigné du doigt et à l'offrir aux yeux (ou aux oreilles) de l'utilisateur, même s'il a fallu le quérir au bout du monde. Enfin le danger inhérent aux réseaux trop denses et trop vastes, qui est de se perdre dans ses ramifications infinies, n'est réel que pour ceux qui aiment à s'égarer. Où qu'on aille en effet, il est toujours possible de battre en retraite et de retrouver le point de départ et, aussi bien, toutes les étapes intermédiaires. On dispose en outre de cartes d'orientation et d'un système d'interrogation en ligne qui permet à l'utilisateur de se guider dans des territoires inconnus, grâce aux mots-clés qu'il propose au moteur de recherche. En réalité les usagers sérieux ont vite fait de reconnaître les chemins utiles et de se constituer un carnet d'adresses familières.
I - La base Rabelais sur Internet
Afin de tester les possibilités du Web, au titre de producteur et non point seulement de consommateur, nous avons réalisé une base de données qu'on peut interroger sur le réseau Internet et qui est accessible de tous les points du globe, et en particulier de toutes les universités de France et de Navarre. Quoique le coût global de ce vaste réseau ne soit pas négligeable, l'usager final - s'il est finaud - n'en supporte pas les frais. Il lui suffit d'avoir accès à une machine connectée à Internet et de connaître le sésame qui ouvre la porte et que voici (en ce qui nous concerne):
x(http://134.59.31.1) ou x(http://lolita.unice.fr)
et x(http://ancilla.unice.fr/rabelais.html)
Dans le jargon du Web, cette espèce de clé s'appelle une Url. C'est le seul secret à connaître, qui n'est ni personnel, ni confidentiel, ni monnayable, et que l'on peut communiquer à qui le veut et à qui on veut. Si nous en fournissons deux, c'est qu'en réalité deux bases ont été installées, sur deux machines différentes (Sun et MacPower).
1 - Nous n'insisterons pas sur la première, qui est fort banale. Conformément au voeu du CNRS, notre formation s'est dotée en effet d'une vitrine, qui actualise son rapport d'activité et donne les renseignements relatifs au personnel, aux objectifs et aux réalisations du laboratoire. Le premier avantage est qu'on n'est pas limité par le poids du papier et le coût de la reproduction et de la diffusion. Rien n'empêche de proposer par ce canal la bibliographie complète des publications du centre, et même une sélection d'articles in extenso, choisis parmi les plus récents et les plus significatifs. D'autres atouts s'y ajoutent: la facilité des mises à jour et la liberté de présentation. Quelle bonne idée ce serait que de substituer un outil si maniable au trop fameux Labintel qui a martyrisé toute une génération de chercheurs! Enfin le moyen est trouvé là d'économiser non seulement l'argent et les forêts, mais aussi le temps, et de précipiter le rythme des publications qui par les voies traditionnelles attendent parfois si longtemps qu'elles sont périmées au moment même de la parution. Web permet au chercheur de livrer à la communauté scientifique ses découvertes ou seulement ses hypothèses au moment même où il les met au point et où il est en mesure d'en débattre en public. Ainsi se trouve annulé ce décalage entre la rédaction et la publication qui a créé tant de frustrations et de malentendus.[1]
Figure 1. Présentation du laboratoire sur Internet
2 - Un lien est établi dans cette première base avec la seconde, qui est d'un tout autre type. Il s'agit en effet d'offrir sur le réseau les mêmes services documentaires qu'un CD-Rom original qui est consacré à Rabelais et que nous avons réalisé en collaboration avec Marie-Luce Demonet et le laboratoire EQUIL XVI de l'Université Clermont II. Ceux qui ont fait l'acquisition de ce CD-Rom sont certes privilégiés et toutes les richesses qui s'y trouvent leur sont offertes. Quoique le prix de ce produit soit modéré (ceux qui l'ont réalisé ne cherchant ni salaire ni bénéfice), il peut se faire que les utilisateurs potentiels - et principalement les agrégatifs de cette année 1995-1996 - n'aient pas les moyens de l'acquérir ou - cela fait peine à dire - n'aient pas le lecteur et l'ordinateur nécessaires pour en tirer profit (quoique bi-standard, ce CD-Rom est plus facilement exploitable sur une machine de la gamme Apple).
On ne s'appesantira pas sur les préalables techniques qui conditionnent l'accès au réseau. Il faut disposer d'une version récente de Mosaic ou de Netscape, qui permette l'échange de paramètres multiples grâce à une présentation du dialogue en forme de formulaire, avec des cases à remplir et des menus à choisir. On s'assurera que la machine dont on se sert est reliée au réseau Internet. Le cas le plus favorable est celui d'une liaison Ethernet. On dispose alors d'une vitesse de communication confortable (de 64 kilobits au minimum). Dans la situation moins évoluée où l'on ne dispose que d'un modem et du téléphone, à côté du Macintosh, il y aura lieu d'utiliser le programme de liaison PPP, convenablement paramétré. Dans tous les cas, l'extension MacTCP doit être activée, avec les bonnes options. Il serait trop long d'expliquer ces détails, d'autant que les paramètres varient avec chaque installation.
Quand les réglages sont opérés, une fois pour toutes (un ami technicien peut rendre ce service), les outils de communication se laissent oublier et n'exigent plus qu'on intervienne. Seul le programme Netscape (ou Mosaïc) est à prendre en compte.
Il est heureusement très simple d'emploi, dès lors que le paramétrage initial est assuré. Supposons qu'on ait le bon câble, la bonne liaison, et le bon ami, il suffit pour aborder Rabelais de connaître son adresse, que l'on a déjà indiquée plus haut. Point n'est besoin de prendre rendez-vous. La porte, comme celle des médecins des temps jadis, comme celle de Rabelais lui-même, est ouverte 24 heures sur 24, tous les jours de la semaine. L'attente n'est pas improbable, car le serveur reste peu puissant (c'est un simple micro-ordinateur) et le débit n'est pas des plus rapides (64 kilobits). Cependant en serviteur fidèle le serveur fera diligence pour répondre à l'appel.
Cette réponse prend la forme du menu ci-dessous, présenté sur l'écran (figure 2). D'autres écrans pourront apparaître au cours de la session, notamment pour proposer les résultats. Mais en fin de compte il faudra toujours revenir à ce menu initial pour toute nouvelle demande: le bouton BACK, en haut et à gauche de l'écran, ramène presque inéluctablement à cette place centrale, d'où partent toutes les excursions.
Figure 2. Rabelais sur le Web. Page d'accueil
Les itinéraires partent dans six directions, dont quatre sont documentaires (Concordance, Contexte, Lecture et Illustration) et deux statistiques (Graphique et Spécificités). L'utilisateur est conduit à choisir l'un d'entre eux en sollicitant un menu qui se déroule sur l'invitation du premier triangle noir. À lui de choisir également les options souhaitées dont la variété se limite ici
- à la portée de la recherche qu'on veut entreprendre (là encore cinq possibilités, de la forme jusqu'à la cooccurrence)
- au type de présentation souhaité (avec ou sans tri), s'il s'agit d'une concordance
Pour chacun des trois paramètres à choisir, l'option par défaut est initialement engagée (soit Concordance d'une Forme Sans tri). Quant à l'objet précis de la recherche, le plus souvent une forme, l'option par défaut (le mot ici) n'est là qu'à titre provisoire. Il appartient à l'utilisateur de remplir cette zone correctement, puis de lancer l'opération en sollicitant le bouton Lancer la commande.
Certes les fonctionnalités de cette base télématique ne sont pas aussi riches que celles dont dispose le possesseur du CD-Rom Rabelais et que nous détaillerons plus loin. On a renoncé en particulier à offrir sur le réseau Internet les ressources sophistiquées des analyses factorielles, dont le paramétrage est trop complexe pour le dialogue nécessairement simplifié qui a cours quand on est en ligne.
Mais les recherches documentaires - qui portent sur un mot, une initiale, une finale, une chaîne, une expression ou une cooccurrence - n'ont rien perdu de leur puissance ni de leur rapidité.
a - S'il s'agit d'une concordance, les possibilités de tri ont aussi été préservées, comme dans l'exemple ci-dessous:
Figure 3. Concordance du mot vin, triée sur le contexte droit
b - Dans le cas d'un contexte, le choix s'étend aux cooccurrences dont le relevé s'opère dans la même page ou dans le même paragraphe. Le vin nous servira encore de témoin, en se mêlant à l'eau, dans la figure 4.
Il peut arriver que les contextes soient volumineux et l'on a vite fait, si la question est posée de façon trop lâche, de remplir l'espace de travail et d'encombrer les lignes. On a donc limité le volume des résultats à 100 000 caractères (et à 1000 exemples s'il s'agit d'une concordance). En un tel cas un message supplémentaire avertit l'usager qu'il doit solliciter par un nouveau clic l'expédition du fichier créé.
Figure 4. Cooccurrences de l'eau et du vin
Figure 5. Avertissement en cas de résultats volumineux
c - Si l'on souhaite seulement lire sur l'écran telle ou telle page du corpus, la fonction Lecture donne un accès direct au texte. Les insatiables demanderont peut-être si ce texte est téléchargeable. La réponse est normande. Ceux qui voudront d'un coup - sans autre coup férir - disposer du texte entier seront frustrés. Ils peuvent tapoter leur clavier à l'infini, aucune combinaison de touches ne leur livrera le secret - et cette restriction vaut aussi pour le CD-Rom. Mais le texte ne se dérobe pas pour autant, et l'on peut lire chaque page, directement ou séquentiellement. Les possibilités d'impression ou d'enregistrement ne sont pas davantage refusées et, pour faire bonne mesure, on montre trois pages à la fois - ce qui est évidemment nécessaire pour les chercheurs qui n'ont pas sur le papier et sous leurs yeux l'édition de référence. C'est là sans doute la porte entrouverte aux abus. Les insatiables - s'ils ont de la patience - auront satisfaction au bout du compte, comme les affamés qui recommencent mille fois la queue aux Restaurants du coeur. Mais on présume que cette boulimie - digne de Gargantua - reste exceptionnelle et l'on a voulu contenter tout le monde, ceux qui sont sages et honnêtes et ceux qui le sont moins, en faisant le pari que les premiers constituent la norme, ou au moins la majorité.
Figure 6. Lecture et contrôle du texte
d - Les 360 documents iconographiques contenus dans le CD-Rom Rabelais et réunis par les efforts conjoints de la Bibliothèque Nationale de France et la Bibliothèque municipale de Lyon sont également accessibles de façon simple sur le réseau Internet, avec le commentaire qui s'y rattache et la page du Gargantua qui leur correspond. La standardisation imposée par Web s'étend au format des images, la préférence étant donnée au format Gif. Nous avons respecté cette exigence en changeant le format initial des documents.
Figure 7. Choix des illustrations
Figure 8. Un document iconographique de l'époque
Figure 9. Commentaire de l'illustration
(rédigé par M.L. Demonet)
Figure 10. La page du Gargantua à laquelle se rapporte l'illustration
e - Quant aux fonctions statistiques, on a maintenu celles qui sont essentielles: d'une part la liste des spécificités lexicales pour chacun des dix textes qui composent le corpus (on a choisi le Tiers Livre dans l'exemple ci-dessous, qui reproduit le début de la liste spécifique et qui souligne assez nettement le thème du mariage, dominant dans ce livre), d'autre part la représentation graphique de la distribution de toute forme proposée par l'utilisateur. Le mot femme pris comme illustration corrobore la liste précédente et accumule ses occurrences dans le Tiers Livre, comme on pouvait s'y attendre.
Figure 11. Spécificités du Tiers Livre
(la colonne 1 livre la fréquence du mot dans le Tiers Livre, la colonne 2 le nombre d'occurrences dans le corpus entier, et la colonne 3 un test statistique qui mesure l'écart entre ce qui est attendu - proportionnellement - et ce qui est observé. (Sur ces questions techniques, voir les explications devenues classiques de Ch. Muller dans Initiation aux méthodes de la statistique linguistique, et Principes et méthodes de statistique lexicale, Champion, Coll. Unichamp, 1993, rééd.)
Figure 12. La distribution du mot femme. Histogramme.
II - Le CD-Rom Rabelais
On ne cachera pas les limites de l'interrogation télématique de la base Rabelais, certaines tenant à la conception d'Internet, dont l'interface Html n'accède à la simplicité et à la standardisation qu'au prix d'une certaine rusticité, d'autres à la faible puissance de notre serveur. On prendra garde que le serveur a une patience limitée et que certaines opérations lourdes (par exemple le contexte de tous les mots qui se terminent par la lettre e) ne seront pas achevées dans le temps réglementaire (maximum de 60 secondes). Dans ce cas la réponse est dilatoire, et le serveur passe à la question suivante du client suivant. Si les clients sont trop nombreux ou trop exigeants dans un instant donné, le serveur fera de son mieux, comme dans les brasseries au temps de la canicule. D'autres difficultés enfin sont liées à la rétroconversion, qui n'est jamais pleinement satisfaisante quand des données conçues pour un autre usage - en réalité pour le CD-Rom - doivent se plier aux contraintes d'une procédure imposée.
L'utilisateur du CD-Rom Rabelais - dont l'écran d'accueil est représenté ci-dessous - a le privilège d'échapper à ces limitations[2].
Figure 13. Le CD-Rom Rabelais. Page d'accueil.
C'est ce produit qui a été réalisé d'abord et dont la base Web est dérivée. Il eût été logique de l'exposer en premier lieu. Mais d'une part l'occasion nous a été donnée d'en décrire ailleurs le fonctionnement[3]. Et d'autre part l'exploitation en est plus complexe et requiert des éclaircissements moins triviaux.
1 - Tout d'abord la démarche hypertextuelle y prend toute sa force, non seulement parce qu'on peut visualiser séquentiellement le dictionnaire entier, mot après mot, et le texte entier, page après page (sans compter un index complet et synoptique et une concordance intégrale), mais surtout parce qu'un clic sur un mot du dictionnaire, du texte ou de la concordance déclenche une présentation immédiate sur l'écran de chaque contexte où le mot se trouve employé. Tout l'écran est sensible et tout mot qui s'y trouve représenté a une liaison active et instantanée non seulement avec son entourage propre mais aussi avec tous les passages qui emploient la même forme. L'exemple des figure 14 et 15 montre comment se fait le va-et-vient du dictionnaire au texte, du texte au dictionnaire, et du texte au texte.
Figure 14. Les liaisons hypertextuelles généralisées. Le dictionnaire.
Figure 15. Une page du texte, avec mise en relief du mot cherché
Mais d'autres relations sont mises en oeuvre, qui mettent le Thresor de Jean Nicot en rapport avec le texte de Rabelais, comme c'est le cas pour la forme gyrine (voir figure 16). En d'autre occasions c'est un glossaire de l'époque, la Brève Déclaration, qui est représenté à l'écran.
Figure 16. Liaison avec le Thresor de Jean Nicot
Figure 17. Représentation synoptique de deux éditions du Pantagruel
Enfin pour deux des textes de Rabelais, le Pantagruel et le Quart Livre, on dispose d'une version antérieure qui peut être mise en parallèle avec l'édition de référence. Là encore la souris permet d'isoler un mot et de vérifier automatiquement sa présence dans l'autre version. (Voir figure 17 ).
2 - Les fonctions statistiques sont également plus évoluées dans la version CD-Rom de la base. Là encore l'impossibilité de toucher du doigt (de la souris) les données empêche l'interrogation à distance d'être pleinement conviviale. Quoi qu'on fasse, une requête envoyée sur le réseau ressemble au traitement par lot (au batch) des temps héroïques de l'informatique. Certes le temps de réponse est réduit à quelques secondes et l'on peut recommencer si le résultat n'est pas celui qu'on espérait, ou si les paramètres doivent subir des retouches. Mais les retouches immédiates sont beaucoup plus faciles quand on a prise directe sur une machine locale. Et c'est le cas lorsqu'on doit constituer des listes de mots, afin de disposer de tableaux à deux dimensions où chaque cellule représente la fréquence du mot i (ou du regroupement i) dans le texte j. La figure 18 montre un tableau de ce type constitué des pronoms personnels (du moins de ceux que l'ambiguïté ne touche pas). Dans la partie supérieure une panoplie de boutons spécialisés aide à établir de telles listes et à les assembler à volonté. Un simple clic permet en outre d'éliminer les éléments indésirables. Il n'est certes pas impossible de communiquer à distance de telles listes, mais leur élaboration risque de décourager l'utilisateur et nous avons préféré lui épargner cette peine,...en le privant du même coup de la récompense.
Figure 18. Constitution de listes de mots
De tels tableaux sont la matière première de la statistique, et donnent toute facilité pour dresser l'histogramme d'une ligne, c'est-à-dire la distribution d'un mot à travers les textes du corpus (cette possibilité a été préservée dans l'interrogation à distance), mais aussi d'une colonne, afin qu'on puisse observer le profil d'un texte à travers le filtre d'une série de mots. On trouvera dans la figure 19 une illustration de ce type, à partir des pronoms personnels dans le Tiers Livre. Visiblement les pronoms du dialogue, c'est-à-dire ceux des deux premières personnes, se trouvent en situation dans cette enquête menée par Panurge auprès d'interlocuteurs fort divers.
Figure 19. Profil d'un texte à travers une série lexicale.
On peut en outre, dans le cas des lignes comme dans celui des colonnes, souhaiter la représentation simultanée de deux séries, comme celles de je et de il dans les deux corpus rabelaisien et pararabelaisien (figure 20). Des regroupements sont aussi possibles, qui résument les informations parcellaires: ici l'histogramme détache à l'extrême droite ce qui appartient à Rabelais (les cinq premiers textes) et ce qui lui échappe (les autres). De même un total général ou partiel peut être assuré dans une courbe cumulative qui rassemble les lignes que l'on veut.
Mais l'exploitation la plus intéressante d'un tableau est celle qui l'envisage dans sa totalité. On aborde alors les méthodes multidimensionnelles et l'analyse factorielle. Le CD-Rom Rabelais offre tous les outils nécessaires, et notamment ménage l'interfaçage entre les données et le programme ADDAD. Plusieurs méthodes de pondération sont offertes, des effectifs bruts aux écarts réduits en passant par les logarithmes. Rien n'empêche l'utilisateur de jongler lui-même avec les paramètres de ce programme trop sophistiqué pour être aisément accessible sur Internet. On trouvera ci-dessous, dans la figure 21, le résultat auquel on parvient quand le tableau 18 est soumis au calcul.
Figure 20. Histogrammes comparés
Figure 21. Analyse factorielle des pronoms personnels
+---------------------------------------------------+---PARARABELAIS----+ ! ! ! ! ! ADMIRABLES ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! INESTIMABLES ! ! ! se ! ! ! il ! ! ! ! ! ! ! ! ! elle ! ! ! ! ! NOUVELLE ! ! DISCIPLE GARGANTUA te ! ils -- eux --------------------------------------- toy ----------- moy + ! ! ! ! elles ! ! ! CINQ nous ! PANTAGRUEL! ! ! lui ! ! ! ! ! ! tu ! ! ! ! ! ! QUART ! ! ! soy ! ! j' ! ! ! ! t' ! ! ! je vous me ! ! ! ! ! ! m' ! ! ! TIERS ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! RABELAIS! ! +---------------------------------------------------+-------------------+3 - Il n'est pas utile de détailler bien d'autres ressources offertes par le CD-Rom et refusées à Internet. La lexicométrie est une dicipline spécifique dont les procédures ne sont pas toujours évidentes et qui exige une certaine accoutumance et quelques explications. Une aide abondante est disponible sur le CD-Rom pour chaque action (pour chaque bouton) dont la significa-tion est à éclaircir. Là encore il est toujours possible d'offrir sur Internet un manuel de référence complet où l'utilisateur trouvera son chemin à travers la table des matières. Mais de telles pratiques sont rarement efficaces et conduisent plus souvent à l'abandon qu'au succès. À plus forte raison les séquences animées et parlantes dont le CD-Rom Rabelais est agrémenté pour illustrer les actions principales ne sont guère transmissibles sur Internet, vu leur encombrement (de 2 à 6 millions d'octets chacune). C'est pourquoi on a renoncé à proposer sur Internet les informations qui exigeaient trop d'explication, et notamment celles qui concernent la structure du vocabulaire (richesse et accroissement, hapax) ou la connexion lexicale (ou distance). Le CD-Rom y donne accès avec toutes les précautions nécessaires, comme l'indique la figure 22.
Figure 22. La structure du vocabulaire
(des histogrammes ou analyses factorielles peuvent être réalisés pour ces diverses données)
En fin de compte que conclure de cette confrontation entre les deux canaux qui s'offrent au producteur de bases de données. Bien des facteurs interviennent dans le choix, dont nous n'avons guère parlé. Ainsi en ce qui concerne la confidentialité, Web garantit peu de sécurité, et moins encore le CD-Rom dont le secret, même crypté, s'offre ingénûment à l'effraction. Si l'on vise à la simplicité et à la généralité, Web a des avantages. Et c'est précisément par la pauvreté du dialogue et la rusticité des procédures que la télématique peut l'emporter sur le CD-Rom. Il suffit à Web de 3 ou 4 options quand la base Rabelais sur CD-Rom en propose des centaines. Les risques de se perdre sont diminués d'autant. Mais l'avantage le plus précieux est dans l'indépendance à l'égard des machines. Il importe peu que le serveur soit installé sur telle ou telle configuration (en l'occurrence un MacPower 7100/66, fonctionnant avec MacHttp2.0). L'utilisateur aura les mêmes résultats, qu'il s'adresse au serveur à partir d'une machine Apple, Windows ou Unix. Selon les directives du protocole Html imposées par Web, ont été exécutés tous les transcodages qui règlent l'usage de l'accentuation française[4]. Cela ralentit un peu la préparation, l'expédition et l'affichage des résultats, mais c'est le prix à payer au suzerain anglo-saxon qui a imposé sa loi et son code (ou plus exactement l'incohérence et l'incomplétude de son code Ascii). Ainsi les utilisateurs habitués à Windows ne seront nullement pénalisés, comme ils le sont, à notre grand regret, s'ils utilisent notre CD-Rom. Avec Web les fonctions et les résultats auront exactement la même forme, avec l'un ou l'autre standard (sans parler des machines Unix)5.
Néanmoins, comme ni l'espace ni le temps ne sont comptés quand la technologie du laser est mise en oeuvre, le CD-Rom a des vertus que la télématique ne peut offrir. Bien entendu on gagne le temps et le coût de la transmission, et l'on s'épargne les risques d'attente en cas de partage avec un autre client ou d'embouteillage du réseau. On gagne aussi dans le contrôle des opérations, dont chaque étape se déroule sur l'écran, laissant à l'utilisateur toutes les possibilités de pause, de lecture, d'impression, de copie, de reprise ou d'arrêt. À cet égard l'interrogation par voie télématique maintient entre la question et la réponse un trou noir de quelques secondes, pendant lesquelles l'utilisateur reste aveugle et impuissant, n'ayant d'autre alternative que d'attendre ou de renoncer. Mais avec le CD-Rom on gagne surtout en puissance, en souplesse et en finesse de traitement, comme l'exemple de Rabelais le montre clairement.
Au reste la nature des données est à prendre en compte. S'il s'agit d'une base structurée, les formulaires que propose le langage Html, dans son état actuel, ne semblent pas disposer de fontionnalités assez évoluées pour paramétrer les traitements complexes qui multiplient les tris, les sélections, les exclusions, les déroutements et les chaînages. Web semble mieux armé pour le texte intégral et son rôle principal est sans nul doute de distribuer des pages d'information, avec des liens hypertextuels sélectifs préalablement établis. Mais son moteur de recherche n'est pas à la hauteur d'un hypertexte généralisé. Et le mieux qu'il puisse faire dans ce cas est de passer le relais à une application capable de traiter le texte intégral. Mais là aussi les limites du dialogue seront vite atteintes.
Reste que ni le CD-Rom ni le Web n'ont donné encore leur pleine mesure. Internet, trop vite saturé, renâcle encore devant les gros transferts d'images et de sons. Et avec ses 600 millions d'octets le Cd-Rom n'a pas une contenance infinie. Mais les débits et les capacités s'accroissent de jour en jour et l'on peut parier que, malgré son coût de stockage et de transmission, l'image va supplanter le texte de plus en plus, le texte étant lui-même traité comme une image, ce qui se produit déjà avec le photocopieur, le scanner et le fax. Les deux canaux populaires que nous venons de comparer sont tous les deux aptes à traiter cette forme d'information et le seront de plus en plus.
Quel eût été le choix de Rabelais? Grand dévoreur de livres, il eût certainement admiré que la petite surface du CD-Rom, de la taille du pouce de Gargantua, pût contenir tous les livres recueillis par les bénédictins de Maillezais. On peut imaginer aussi que cet esprit libre, ouvert à la coopération internationale et correspondant d'Érasme et des meilleurs savants de l'époque, aurait sûrement donné son concours à cette université mondiale que fut à ses débuts la communauté Internet. Entre l'universalisme de la Chrétienté au Moyen Âge et l'internationalisation généralisée des échanges à l'époque moderne, la confrérie scientifique établie à la Renaissance, par dessus les frontières et les églises, a représenté une étape décisive et héroïque. Les continuateurs modernes d'Érasme, d'Étienne Dolet et de Rabelais partagent la même aventure, mais non les mêmes dangers.