C.r. de Ch. Muller

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Charles MULLER, Langue française. Débats et bilans. (Recueil d'articles: 1986-1993), Paris, Éd. Honoré Champion, 1993, 246 p.

Le dernier ouvrage de Charles Muller est un recueil d'articles, comme le précédent et celui qui précédait le précédent[1]. Son titre Débats et bilans (en privé, l'auteur, qui est un humoriste, utilise l'abréviation DéBil) semble laisser croire que la série s'achèvera là, que les débats sont clos et le bilan définitif. On a peine pourtant à croire à un véritable dépôt de bilan, de la part d'un octogénaire si jeune et si vaillant, qui ne craint pas de s'engager dans des disciplines aventureuses et des combats impopulaires et qui réussit à vaincre les préjugés, par la force de la conviction, la précision de l'argumentation et le recours constant à une raison souriante. Charles Muller n'a rien d'un révolutionnaire. Qu'on ne compte pas sur lui pour mettre un bonnet rouge au dictionnaire, non plus qu'à la grammaire. Mais il arrive parfois que les octogénaires - comme Hugo ou Voltaire - ont plus d'audace que leurs cadets. Muller nous en fournit ici trois illustrations éclatantes.

1 - La première est la moins surprenante, pour tous ceux qui savent que Muller est le père d'une dicipline nouvelle, qu'on appelle tantôt statistique lexicale, tantôt linguistique quantitative (Muller penche plutôt vers la seconde dénomination parce qu'elle est plus générale et qu'elle enveloppe des faits qui ne sont pas nécessairement d'ordre lexical). Muller court ici sur son erre, dans les 11 premiers articles qu'il reproduit, mais avec le souci d'éveiller la curiosité et d'exploiter certains filons négligés jusqu'ici (par exemple les pronoms incompatibles, les paradigmes des jours et des mois, l'imparfait du subjonctif, les homographies dans les formes verbales). Si l'on trouve à cet endroit des enquêtes originales et savoureuses, on rencontre plus souvent des synthèses, des réflexions méthodologiques, voire des mises en garde. Muller, avec l'expérience qui est la sienne, peut mieux que tout autre mesurer le chemin parcouru et lutter contre le scepticisme des adversaires de la discipline et contre une méfiance que les résultats acquis n'ont pas encore désarmée, mais il s'en prend aussi à la confiance naïve ou paresseuse de certains zélateurs trop peu rigoureux. Depuis toujours apôtre de la précision et ennemi de l'à-peu-près, il mène un combat pour la lemmatisation, qui se prolonge dans ce recueil. C'est en réalité une croisade pour la désambiguïsation, pour une épuration des données, qui s'applique autant aux formes qu'aux vocables et aux catégories, et qu'il voit enfin accomplie dans l'admirable travail de Gunnel Engwall[2].

2 - La seconde aventure est moins attendue. La statistique y tient moins de place que l'informatique et l'informatique elle-même moins que les télécommunications. C'est dire que Muller, sans donner l'impression de l'avoir cherché expressément, se trouve au haut de la vague qui déferle actuellement dans le monde, branché ou non, et qui se nomme télématique. Rien d'improvisé pourtant, aucune concession à la mode. Car en 1979 la mode des banques de données accessibles par Minitel[3] n'existait pas. Et pour cause: personne n'avait encore vu de Minitel, devenu depuis si banal dans les foyers français. Il fallait alors beaucoup d'optimisme pour croire à l'avenir de cet outil, et beaucoup d'inconscience pour oser envisager une utilisation autre que technique ou utilitaire. D'une certaine manière l'application que propose alors Muller est bien aussi technique et utilitaire, mais dans l'ordre culturel: il s'agit d'apprendre aux français l'orthographe et la grammaire. Ainsi naît Orthotel[4]. Avec des années de recul, Muller s'amuse un peu à décrire le scepticisme qui a entouré les débuts et qui avait l'aspect honnête du bon sens: "Pourquoi des gens iraient-ils taper sur un clavier... alors qu'il est si simple d'ouvrir le dictionnaire?". Quelle jubilation quand l'évènement vous donne raison contre le bon sens[5]!

3 - C'est à dessein que nous utilisons le mot évènement, dans l'orthographe nouvelle. Car c'est le troisième et dernier baroud d'honneur auquel nous convie Charles Muller dans le présent ouvrage et qui est livré précisément sur le champ d'honneur, dans cette enceinte sacrée où en France on règle cérémonieusement les grandes questions et celle qui l'emporte sur toutes les autres: la réforme de l'orthographe. Ici on se régale. Aucune raison pourtant de se réjouir: la tentative n'a pas été un franc succès[6 ] et Muller préfère parler de l'"opération Rocard", plutôt que de révision ou, à plus forte raison, de réforme. La levée de boucliers du conservatisme en a découragé d'autres qui au départ proposaient d'aller plus loin. Muller, lui, se tient aussi éloigné de l'aventurisme que du renoncement. Comme on ne peut le soupçonner de quelque collusion avec les Saint-Just de l'orthographe, il a plutôt de l'indulgence pour leur naïveté révolutionnaire. Mais quelle alacrité et quelle ironie contre la bêtise, la mauvaise foi et l'ignorance du camp adverse[7]! C'est du Voltaire! Ceux qui n'aiment guère les chiffres, et que certains chapitres de l'ouvrage peuvent rebuter, doivent au moins lire le récit circonstancié de cette guerre picrocholine telle que le patriarche de Ferney eût aimé la raconter[8]. La "guerre du nénufar[9]" est même narrée dans une épitre de style classique, que La Bruyère n'aurait pas désavouée, et avec l'orthographe ancienne, antérieure aux diverses réformes qui ont modernisé les textes. Rien de plus désopilant que ces doctes discours sur la révision de l'orthographe écrits dans la langue du grand siècle.

Qu'il est plaisant de voir à l'oeuvre un honnête homme, amateur des chiffres et des lettres, aimant l'humour autant que la science, assez averti des choses de l'orthographe pour accepter qu'on puisse l'améliorer, et tellement amoureux du langage que ses études sur la langue française sont en même temps une illustration de ses ressources et de son élégance. Trop de linguistes modernes font de la langue une algèbre desséchée, protégée contre l'extérieur par un épineux jargon. Muller, lui, sait apprivoiser les barbelés que sont les chiffres et les assaisonner comme un plat de pâtes, avec ce qu'il faut d'épices[10]. Les disciplines nouvelles et les méthodes modernes auxquelles son nom reste attaché ont eu bien de la chance. Sans lui de telles audaces auraient peut-être vu le jour, mais avec des années de retard et un air insolent ou maladroit qui les eût éloignées à jamais de la saine et sage philologie. Si la rupture n'a pas eu lieu, c'est à Charles Muller qu'on le doit, à la garantie de son autorité et au charme de son écriture.

......... Étienne Brunet


[1] Langue française et linguistique quantitative, 1979, 470 p. et Langue française, linguistique quantitative, informatique, 1985, 190P. Ces deux recueils (de 44 et 21 articles respectivement) ont été publiés, comme le présent recueil, par les éditions Slatkine-Champion, dans la Collection Travaux de linguistique quantitative, qui compte présentement une cinquantaine de titres et que dirige Charles Muller.

[2] Vocabulaire du roman français (1962-1968). Dictionnaire des fréquences, Almquist & Wiksel International, Stockholm, 1984, 427 p. Si Muller consulte beucoup de dictionnaires et beaucoup de bases de données (dont celles de Frantext), c'est à l'ouvrage de Gunnel Engwall qu'il recourt le plus souvent. Et le compte-rendu de cet ouvrage figure dans le présent recueil.

[3] Il y aurait plus de 15000 services offerts actuellement par le Minitel.

[4] À l'origine une majuscule intérieure au mot évitait la confusion avec quelque officine de tourisme vantant l'orthodoxie de sa chaîne hôtelière. Maintenant que la notoriété est venue, on ne craint plus d'héberger la concurrence et la majuscule a disparu.

[5] Orthotel totalise près de 30000 interrogations par an (le record est de 40000 en 1990 lorsque la réforme a donné l'actualité à l'orthographe).

[6] Trois ans après la bataille, la guerre n'est pas perdue. Car le texte de l'arrêté est resté en vigueur et l'Académie, dans sa nouvelle édition, vient d'officialiser certaines rectifications, avec l'autorité qu'on lui reconnaît dans ce domaine et qui ne manquera pas d'entraîner les auteurs de dictionnaires, actuellement dans l'expectative.

[7] Ces qualités peuvent se rencontrer même dans la société des Agrégés, qui a pris parti contre les rectifications de l'orthographe - ce qui est son droit- avec des arguments d'une exactitude et d'une loyauté douteuse. Muller - qui est lui-même un agrégé de grammaire, le premier, croit-on savoir , de sa promotion - en fait justice, avec une pertinence réjouissante.

[8] Les chiffres participent aussi à la démonstration, mais sans rien de pesant. Muller les a faits à la main, en contrôlant la portée de la réforme dans la Recherche du temps perdu ou dans le corpus romanesque établi par Gunnel Engwall. Sa conclusion est que la révision envisagée ne concerne guère qu'un mot par page - ce qui rejoint l'expertise des ordinateurs consultés à partir de Frantext.

[9] L'orthographe ancienne de ce mot, qui est encore celle de Proust et que la réforme propose de rétablir, s'impose dans ce pastiche avec le plus grand naturel.

[10] Il est heureux qu'on ait réédité tout récemment (aux éditions Champion, dans la collection Unichamp) les deux manuels qui avaient été publiés chez Hachette (en 1973 et 1977) et qui étaient épuisés. Ils serviront derechef à l'édification des populations littéraires que tente et qu'intimide à la fois l'aventure de la statistique. Muller a hésité à les proposer de nouveau, estimant que les machines, sinon les hommes, avaient fait des progrès en vingt ans. La pression du marché a heureusement fait taire ces scrupules: le besoin d'une initiation claire et progressive aux méthodes quantitatives n'a jamais été aussi fort et dans ce domaine Charles Muller reste incontestablement le meilleur guide.


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