Claire BLANCHE-BENVENISTE
Université de Provence
EPHE Paris
COMPRÉHENSION MULTILINGUE ET CONNAISSANCE
DE SA PROPRE LANGUE
L’expérience d’EuRom4,consacrée à
l’enseignement simultané de trois langues romanes, consistait à
faire interpréter ces langues, apparentées à celle
des participants, par un simple exercice de lecture. Cette expérience
nous a fait comprendre deux types de relations mises en œuvre dans cette
confrontation entre langue maternelle et langues étrangères.
D’une part, les participants projettent, sur les nouvelles langues qu’ils
découvrent, des habitudes et des analyses qu’ils ont développées
pour leur propre langue : leurs habitudes implicites de bons ou mauvais
lecteurs en langue maternelle, ou leurs analyses explicites des temps des
verbes dans les langues nouvelles pour eux. D’autre part, certaines de
leurs démarches ont des retentissements sur les attitudes qu’ils
prennent envers leur propre langue maternelle : les Français découvraient
certaines particularités grammaticales du français, faisaient
des réflexions, naïves ou raffinées sur le vocabulaire,
ou s’étonnaient que leur propre langue dispose de si peu de suffixes
diminutifs, en comparaison avec les autres. Ces participants, qui n’étaient
pas des linguistes, se sont mis à faire des sortes d’analyses "sauvages"
de contraste entre les quatre langues romanes mises en jeu et en ont tiré
des réflexions nouvelles sur leur langue maternelle. Je relaterai
ici quelques résultats observés pour les participants de
langue française. sans m’aventurer pour autant à faire des
propositions pour la didactique des langues.
Ces observations confirment ce qu’on sait des processus cognitifs
mis en œuvre dans la lecture de sa propre langue et dans la lecture en
langue étrangère (Alderson & Urquhart 1984). On a cherché
à savoir (C. Hosenfeld 1984) si les bonset mauvais lecteursen
langue maternelle transposaient leur savoir de lecteurs dans une langue
étrangère. Certaines pratiques, comme celle du "mot fantôme",
vérifient exactement ce que font les bons lecteurs en langue maternelle,
lorsqu’ils misent sur des inférences qu’ils savent faire aux bons
moments.
L’expérience d’EuRom4nous a fait réfléchir
à la lisibilité des textes et aux techniques qui permettent
de l’améliorer. Il est bien évident que les "mots difficiles
à comprendre" rendent déjà difficile la lecture en
langue maternelle (cf. Fukkink, Blok & De Glopper 2001). Mais ces obstacles
sont amplifiés devant les textes d’une langue étrangère,
dont on devine seulement quelques éléments, et qui sont par
là même des textes "très peu lisibles" pour des débutants.
Les difficultés, surmontées depuis longtemps dans leur propre
langue, se transforment en barrières infranchissables. Les habituels
"bons lecteurs" se sentent régresser vers la condition de lecteurs
inexperts, ce qui est très désagréable et très
humiliant. Mais l’expérience est positive dans la mesure où
elle oblige à expliciter ce que fait un lecteur performant. Nous
avons vu là de bonnes procédures pour la compréhension
des textes dans les trois langues romanes, en particulier, au milieu des
mots inconnus.
Nous avons utilisé des articles de presse dont les
textes étaient parfois compliqués à comprendre, et
qui l’auraient été aussi en partie en langue maternelle.
Dans les quatre langues, les journalistes emploient des tournures rhétoriques
souvent lourdes, qui compliquent considérablement le décryptage
de la syntaxe (cf. Cigada 1989). Pour avancer dans la lecture des articles,
dans sa langue maternelle comme dans les autres, il faut absolument savoir
"élaguer" : dégager une première version du texte
simplifiée, et remettre l’intégration des difficultés
à une étape ultérieure. Pour expliquer ces techniques
d’élagage, nous souhaitions éviter le "jargon", c’est-à-dire
utiliser le moins possible de métalangage grammatical, de "règles"
ou d’analyses qui auraient demandé une initiation particulière.
Le peu que nous avons retenu, qui s’est jusqu’ici révélé
utile, devrait être perfectionné, et pourrait être appliqué
au commentaire grammatical appliqué à la langue maternelle
: repérage simplifié des difficultés de syntaxe, petits
modèles réduits de morphologie, présentation contrastive
du vocabulaire, etc. (Vilaginès 2001). Il faudrait pour cela — et
ce devrait être la tâche des linguistes — mettre au point quelques
outils de travail.
1. Vocabulaire
Quelques calculs : On sait que les mille mots les plus fréquents
représentent plus de 85% du vocabulaire rencontré dans la
moyenne des textes écrits. Suffirait-il donc de stocker un millier
de mots de chacune des langues pour avancer sans peine ? Non, car la difficulté
vient des propriétés spécifiques de ces mots de haute
fréquence : beaucoup sont des mots grammaticaux difficiles à
mémoriser, comme les formes de verbes très fréquents
être,
avoir, aller, faire, pouvoir, devoir,particulièrement irréguliers
dans toutes les langue romanes, ou des prépositions et des adverbes
qu’on ne comprend que dans leurs contextes, comme à, de, en,
comme, ainsi.Beaucoup de mots lexicaux fréquents, qui sont des
"mots de base", diffèrent d’une langue à l’autre, par exemple,
pour le français et l’espagnol, : jour/ dia, femme/ mujer, enfant/
niño, demain/ mañana,ou pour l’italien atteindre/
raggiungere, acheter/ comprare, âge/età, sale/sporco.Pour
commencer à se sentir à l’aise dans la lecture d’une autre
langue, il faut avoir mémorisé quelques deux cents ou trois
cents "mots de base" de cette espèce. Or nous avons observé,
dans la méthode Eurom4, que la mémorisation était
bien meilleure si les participants avaient dû eux-mêmes faire
l’effort de chercher à comprendre ces mots. Lorsque quelqu’un leur
traduisait le mot inconnu, ils ne retenaient presque jamais cette traduction
du premier coup. Mais lorsqu’ils avaient dû parcourir un chemin personnel
pour le trouver, ils gardaient en mémoire et le chemin et le mot.
On rencontre dans la lecture des mots transparentset des mots opaques,
les transparents pouvant l’être à l’état isolé
ou par le contexte. Les mots opaques demandent toujours un effort de mémorisation
spécial.
1.1. Mots transparents :
P : interrupção, E : concepto,
I : le nozioni
F : interruption concept les notions
Pour déchiffrer ce vocabulaire, on peut penser que
les bons latinistes ont ici un avantage. Mais les bons latinistes se font
rares et on peut souhaiter que la connaissance des langues romanes vienne
prendre le relais. Nous avons constaté que le lexique des noms est
plus facile à généraliser que celui des verbes, et
que les débutants s’appuient donc sur les noms autant qu’ils le
peuvent, par exemple sur le livreet Pierredans l’exemple
suivant :
P : dou o livro a Pedro
E : doy el libro a Pedro
I do il libro a Pietro
F : je donne le livre à Pierre
______________________
Latin : do librum Petro
Les articles ne font guère difficulté. Mais
les Français doivent s’habituer à une différence considérable
dans la grammaire : leur langue est la seule à toujours exiger la
présence d’un sujet devant un verbe. Compte tenu de ces différences,
et avec un ordre des mots simple, un Français débutant peut
"comprendre" une phrase portugaise comme la suivante (sans chercher à
rendre précisément la traduction des temps) :
P : Boutros-Ghali lançou o alerta
F : Boutros-Ghali a lancé l’alerte
Les participants découvrent peu à peu que la
situation du vocabulaire français est particulière puisque
beaucoup de mots fréquents, faits sur un radical germanique, sont
différents de ceux des trois autres langues. Ce sont des mots qu’un
Italien débutant ne peut pas "deviner" (P. Scampa) :
affiche, affreux, âge, assez, atteindre, avec,
beaucoup, bout, chez, couper, eux, gare, gauche, heureux, joli, maison,
on, pas, pendant, peu, poche, rêve, sale, toujours, très
Les Français sont rarement conscients de cette particularité
et ne se rendent généralement pas compte non plus qu’ils
ont souvent des "doublets", faits de couples de mots dont l’un est roman,
donc transparent pour les autres langues, et l’autre non :
vite/ rapide, deuxième/ second, dernier /ultime,
danger/péril
S’ils savaient systématiquement utiliser rapide
au
lieu de vite,ou périlau lieu de danger,ils
faciliteraient grandement la communication avec les autres langues romanes.
1.2. Mots rendus compréhensibles par le contexte
immédiat
P : ….acidentes com petroléiros…. a poluição
marinha
E : El concepto está definido por la Convención
de Ginebra
I : un gruppo di ricercatori dell’Università…di
Bamberg sostengono…di avere sciolto l’enigma
Les participants français traduisent facilement le
portugais marinha parce qu’il est question de poluição
marinha,qu’ils comprennent comme pollution des mers.Dans la
phrase espagnole, ils voient bien qu’il s’agit de d’un concept défini
par la convention de Genève,ce qui leur permet de traduire està
par est,sans même s’en rendre compte, et dans l’exemple italien,
la présence du nom enigma amène à traduire
l’ensemble avere sciolto l’enigmapar avoir résolu
l’énigme,sans même y prendre garde : le verbe le plus
probable, pour une énigme, c’est évidemment le verbe résoudre
et tout le processus de compréhension se fonde sur des calculs de
probabilité. Les mots isolés ne seraient pas compris. Comme
beaucoup de noms propres, le nom de la ville Ginebrarisque de rester
incompris s’il est isolé, mais il peut être déchiffré
dans le contexte, pour peu que les participants connaissent l’expression
et le concept de la Convention de Genève.
Comme pour toute confrontation de langues, la traduction
peut être envahie par des " calques ", les Français traduisant
par pollution marine ce qui devrait se dire pollution des océans,
mais le sens y est, et c’est le plus important dans les premières
étapes.
1.3. Mots opaques
C’est pour les mots opaques que nous avons développé
la technique du "mot fantôme" : remplacer chacun des mots opaques
par machin,machiner,avec pour consigne de continuer coûte
que coûte jusqu’à la fin de la phrase graphique. Une fois
la phrase terminée, en revenant en arrière, on voit que le
sens général de la phrase permet de faire des hypothèses
sur les machinset machineret d’en identifier un assez grand
nombre.
Tous les lecteurs, dans leur langue maternelle comme dans
une langue étrangère, sont confrontés à des
mots opaques, dont ils parviennent plus ou moins à "deviner" le
sens, soit, en termes plus savants, à identifier en faisant des
inférences.Dans sa langue maternelle, lorsqu’il lit un texte
technique dont une partie des mots lui sont inconnus, un bon lecteur est
capable de "sauter" provisoirement les mots difficiles. Voici quelques
exemples qui pourraient désarçonner un lecteur français
peu familiarisé avec les langages techniques :
"L’activité de l’enzyme peut être optimisée
en jouant sur la nature chimique de la silice comme le montre l’exemple
des lipases" (Jacques Livage, Verre et chimie douce,5:451-457).
Le lecteur innocent peut faire un peu de sens avec cette
phrase, en remplaçant provisoirement les noms opaques siliceet
lipasespar
machinou chose(un lecteur très sérieux ira ensuite
chercher ces mots dans un dictionnaire) :
L’activité de l’enzyme peut être optimisée
en jouant sur la nature chimique de la chose comme le montre l’exemple
des machins
Il peut aussi réduire les mots difficiles à
des outils grammaticaux (son activité, cet exemple) ou à
des termes génériques comme un produit,de sorte que
la phrase ait l’air normale, même s’il n’a pas vraiment compris de
quoi il s’agit :
Son activité peut être optimisée
en jouant sur la nature chimique d’un produit, comme le montre cet exemple.
Un lecteur malin peut décider qu’il ne s’intéresse
pas à la terminologie précise qui lui est proposée,
des
températures de l’ordre des nanoKelvins, desatomesde Césium
ou de Rubidium :
" Des méthodes très différentes,
issues de l’optique, et mettant en œuvre des lasers, ont permis récemment
de refroidir à des températures de l’ordre des nanoKelvins
des gaz très dilués d’atomes de Césium ou de Rubidium
"
(Henri Godfrin, L’Univers étrange du froid, 4 : 778-788).
et qu’il la remplace par une autre plus vague, des températurestrès
basses,certains atomes,sans chercher à jouer au spécialiste.
C’est ainsi que nous arrivons à nous intéresser aux articles
techniques, en nous fournissant à nous-mêmes, pour des textes
trop difficiles, des sortes de "versions vulgarisées" dont le vocabulaire
a été neutralisé :
Des méthodes très différentes,
issues de l’optique, et mettant en œuvre des lasers, ont permis récemment
de refroidir à des températurestrès bassesdes
gaz très dilués de certains atomes.
Neutraliser les noms est assez facile, neutraliser les adjectifs
est déjà plus délicat, comme on le voit par exemple
avec ubiquitairesou la vie eukaryote :
" Les moteurs linéaires sont ubiquitaires dans
la vie eukaryote " (Jacques Prost, Les moteurs biologiques, 5 :
334-344).
Mais un lecteur assez sûr de lui trouvera toujours
une façon de les neutraliser avec des tournures passe-partout, ainsi,
type de:
Les moteurs linéaires sont ainsidans ce
type devie.
Dans l’expérience d’EuRom4,les difficultés
ne portaient généralement pas sur des termes techniques peu
connus, puisque nous avions choisi les domaines d’un savoir largement partagé,
commun à tous les lecteurs de magazines en Europe. Mais nous avons
retrouvé les mêmes démarches face aux difficultés
posées par les termes d’une langue étrangère. Dans
un texte portugais, le mot de gravidez faisait difficulté
pour les Français :
P : A interrupção voluntária
da gravidez foi legalizada em 1973
En le traduisant provisoirement par machin,l’interruption
volontaire de machinfut / a été légalisée
en 1973,
ils arrivaient très vite à le décrypter,
grâce à l’expression interruption volontaire de… légalisée,reconstituée
à partir des mots transparents de interrupção voluntária…
legalizada :tout lecteur au fait des grands sujets de société
complète interruption volontaire depar grossesse:
l’interruption volontaire de grossesse fut /
a été légalisée en 1973
Dans un texte espagnol qui leur était soumis, les
Français butaient sur les mots quedan impactados :
E : los espectadores quedan impactados ante las
imàgenes que la DGT difusa
Leur première traduction montraient qu’ils avaient
cependant identifié un verbe, rendu par machinent :
Les spectateurs machinent machin devant les images
que la DGT diffuse
Dans un deuxième essai de traduction, ils profitaient
du contexte pour "deviner" qu’il s’agissait de rester stupéfaits,
ou choqués :
Les spectateurs restent stupéfaitsdevant
les images que la DGT diffuse
Dans une phrase italienne où il était question
de Cristoforo Colombo,il a fallu d’abord expliquer que Cristoforose
disait Christopheen français, après quoi les jeux
d’inférence ont pu se déclencher :
I : Cristoforo Colombo fu preso per pazzo
500 anni fa
La première traduction neutralisait en machinl’adjectif
pazzo
:
Christophe Colomb fut pris pour machin il y a 500
ans.
Mais pour comprendre le sens de pazzo, il suffisait
de se souvenir que de Christophe Colomb avait été traité
de fou quand il avait proposé de partir à l’Ouest chercher
le chemin vers la Chine :
Christophe Colomb fut pris pour fou il y a 500
ans,
ce qui pouvait être éventuellement amélioré
dans une troisième traduction
Christophe Colomb passa pour fou il y a 500 ans.
Pour utiliser les inférences, il faut absolument avoir
lu l’ensemble de la phrase et même avoir une idée générale
du texte. La compréhension ne peut pas du tout se faire mot par
mot. S. Caddeo et E. Vilagines (1997 : 119) avaient remarqué que,
pendant les séances de travail, les participants qui avaient trouvé
de très bonnes solutions en partant de l’ensemble de la phrase étaient
tout décontenancés lorsqu’ils considéraient isolément
les mots qu’ils venaient de traduire. Voici un texte italien et la traduction
globale qui en a été donnée dans un premier temps
:
I : costituisce un riconoscimento dell’opera svolta
per anni a difesa delle popolazioni indigene del continente americano.
F : cela constitue une reconnaissance de l’œuvre effectuée
pendant des années vers la défense de la population indigène
du continent américain
Les participants qui avaient produit cette première
traduction se sont interrogés, en revenant sur le détail
de la phrase, sur le sens du mot svolta, qu’ils s’étonnaient
d’avoir si bien su traduire !
Plus tard, lorsque les participants ont en partie perdu
leurs premières appréhensions, ils s’intéressent au
fonctionnement de leur propre langue. Des Français avaient buté
en espagnol sur le mot nùcleo remplacé par machin,
E : El verdadero núcleo en Japón
no es la familia, sinon la empresa
F : Le vrai machin au Japon n’est pas la famille
sinon l’entreprise
Mais, sitôt cette première version produite,
ils se sont avisés de la parenté entre nùcleo,
nucléaire
et noyau :
Le vrai noyau au Japon n’est pas la famille
mais l’entreprise
Il s’aperçoivent alors que le passage par un dérivé
de type savant est souvent utile, puisque le français a souvent
des dérivés semblables à ceux des autres langues,
alors que les mots de base sont différents. De même que nucléaire
fait comprendre nùcleo, le nom dérivé cécité
fait comprendre les adjectifs portugais cego, espagnol ciego,
italien cieco, tous apparentés, tandis que l’adjectif français
aveugle
est isolé. La découverte de cette relation, dans laquelle
les langues romanes jouent le rôle de médiation entre le mot
simple et le mot " savant ", donnent de grandes satisfactions aux participants,
dès qu’ils parviennent à cette étape. C’est ainsi
que le jardin des racines romanes modernise ce qu’a été autrefois
le jardin des racines latines.
2. L’organisation des phrases
La gradation des difficultés pour qui aborde une langue
étrangère est assez semblable à celle que rencontrent
les lecteurs peu experts dans leur langue maternelle. Qu’est-ce qu’une
phrase difficile ? On est tenté de répondre que c’est une
phrase longue, parce qu’une phrase d’une quinzaine de mots est souvent
plus facile à lire qu’une phrase de cinquante mots, mais ce n’est
qu’en partie vrai. La difficulté dépend surtout de la structure
des phrases et de la surcharge d’information.
2.1. Ordre des constituants
La structure de phrase qui paraît la plus facile
est celle qui suit l’ordre canonique Sujet + Verbe + Complément,
soit SVO (Berman 1984). Ce qu’on entend par "O" représente aussi
bien les compléments d’objet direct que les compléments indirects
et même les attributs. Voici des phrases jugées faciles dès
le début :
P : Boutros-Ghali
|
lançou
|
o alerta
|
F : Boutros-Ghali
|
a lancé
|
l’alerte
|
S
|
V
|
O
|
|
|
|
E : Los sindicatos
|
asumieron
|
su acción
|
F : les syndicats
|
ont assumé
|
leur action
|
S
|
V
|
O
|
|
|
|
I : Il tribunale
|
decide
|
l’esame del sangue
|
F : le tribunal
|
décide
|
l’examen du sang
|
S
|
V
|
O
|
Mais le moindre changement de cet ordre canonique perturbe
le débutant. Les Français sont perdus quand le sujet est
placé après le verbe en espagnol :
E : Se redujó
|
de 60 a 50 kilómetros por hora
|
la velocidad
|
F : se réduit
|
de 60 à 50 kilomètres à l’heure
|
la vitesse
|
V
|
O
|
S
|
Il arrive qu’ils aient en français la même
possibilité de mettre le sujet après le verbe
I : Al monastero aragonese
|
è arrivato
|
un avviso
|
F: Au monastère aragonais
|
est arrivé
|
un avertissement
|
O
|
V
|
S
|
Mais les débutants n’y songent pas et ils perdent
pied parce que le seul schéma qui les rassure est celui de SVO.
2.2. Distance entre les constituants
Pour que la phrase soit jugée facile, il faut que
les trois constituants majeurs, Sujet, Verbe et Objet se succèdent
sans intercalation. Tout élément qui vient s’insérer
entre S et V ou entre V et O est considéré comme un élément
perturbateur. C’est ce qui se passe dans cette phrase portugaise où,
entre le verbe iniciouet le complément a aventura Prometeus,viennent
s’intercaler un complément de temps et un complément de lieu
:
P : A indústria automóvel europeia iniciou,
ha cinco anos, no quadro do programa Eureka, da CEE, a aventura Prometeus
F : L’industrie automobile européenne a commencé,
il y a cinq ans, dans le cadre du programme Euréka, l’aventure Prométée
Tout va mieux si on commence par "élaguer" ce qui
se trouve entre V et O :
A industria
|
inicioua
|
aventura Prometeus
|
S
|
V
|
O
|
C’est donc un réflexe qu’il faut développer
chez les débutants : savoir élaguer. Nous l’avions vu en
observant de jeunes lecteurs français d’une dizaine d’années
: ils peinent à lire leurs livres d’Histoire, qui mettent très
souvent, après le sujet, des éléments détachés
très compliqués, qui rompent le lien direct avec le verbe,
ici entre cette pierre et a permis de déchiffrer:
Cette pierre, découverte à Rosette,
ville du delta du Nil,a permis à Champollion de déchiffrer
les hiéroglyphes.
Or les journalistes aiment placer des appositions qui séparent
le sujet du verbe, le verbe du complément et le complément
de la fin de la phrase :
Fred Zohouri et Georges Rethati, [promoteurs américains],
veulent construire [à Pompano, station balnéaire de Floride],
deux tours Eiffel jumelles, [plus hautes que l’original](Le Monde).
Pour faire lire cette phrase à un lecteur inexpert,
il faut élaguer tous les éléments apposés et
faire ressortir SVO :
Fred et Georges
|
veulent construire
|
deux tours Eiffel jumelles
|
S
|
V
|
O
|
C’est du reste ce que nous faisons, en tant que bons
lecteurs dans notre langue maternelle. C’est à partir d’une schéma
bien élagué :
Les participants
|
ont décidé de se doter
|
d’une direction collégiale
|
S
|
V
|
O
|
que nous venons à bout d’une phrase surchargée
d’appositions :
Les participants, dont les deux principales formations
kurdes, le Parti Démocratique du Kurdistan (PDK) de Massoud Barani
et l’Union Patriotique du Kurdistan (UPK) de Jalal Talabani, ont décidé
de se doter d’une direction collégiale de sept personnes, dont la
présidence sera tournante, comme pour préfigurer l’Irak "libre,
démocratique et en paix avec ses voisins", qu’ils espèrent
instaurer après la chute du régime (Le Monde)
Tout ce qui se présente comme une parenthèse
ou une mise entre tirets fait obstacle et demande à être élagué
:
P : As mulheres inférteis — e provavelmente
os seus maridos, devido ao efeito do fumo passivo — devem ser aconselhadas
a deixar de fumar
F : les femmes infertiles — et probablement leurs maris,
en raison de l’effet passif du tabac — doivent recevoir el conseil de cesser
de fumer.
As mulheres inférteis
|
devem ser aconselhadasa
|
deixar de fumar
|
S
|
V
|
O
|
Les journalistes ne facilitent pas le travail. En voici
un qui, en portugais, place 24 mots entre la fin du sujet, A Polónia,
et son verbe, precisa de :
P : A Polónia, [obrigada a reconstruír
permanentemente o seu património destruído por sucessivas
guerras que a devastaran, alèm da colaboração da excelente
escola de conservadores que possuí,] precisa de un sistema financeiro
que lhe permita comprir este objectivo sem prejuízo de outros sectores
da sociedade
Pour en donner une première version utilisable, on
doit supprimer tous les éléments perturbateurs :
P : A Polónia
|
precisa de
|
un sistema financeiro
|
F : La Pologne
|
a besoin
|
d’un système financier
|
S
|
V
|
O
|
Il faut ensuite, patiemment, réinjecter dans la
phrase tout ce qui en a été écarté. On peut
espérer que des moyens informatiques nouveaux permettront de le
faire de façon plaisante.
2.3. Difficulté des corrélations
Les corrélations du type Si…alors….demandent
un effort de mise en mémoire qui n’est accessible qu’aux lecteurs
entraînés. Elles sont encore plus complexes lorsqu’elles sont
du type S’il est vrai que A…. à plus forte raison B…., ou
S’il
est vrai que A…., cependant B….Nous avions remarqué que les
jeunes Français ne comprennent pas ces tournures, très fréquentes
dans certains manuels d’Histoire et de Géographie et très
fréquentes également dans la presse .
Si les maisons des hommes sont fragiles, Egyptiens
et Grecs apportent tous leurs soins à construire pour leurs dieux
(et en Egypte pour leurs morts) des demeures qui doivent durer toute l’éternité.
Si le pays est rude, la mer pénètre profondément
les côtes découpées de la Grèce.
Si techniquement l’arrivée du numérique
terrestre est une bonne opération pour les consommateurs, pour les
industriels elle est une formidable opportunité (Le Monde).
Les lecteurs experts, qui ont appris à surmonter dans
leur propre langue ces obstacles à la lecture, se trouvent souvent
ramenés au statut de jeunes lecteurs inexperts lorsqu’ils doivent
les affronter dans une langue étrangère. En prendre conscience
leur fait comprendre que, dans leur propre langue, ils ont généralement
pour habitude de " lire de loin ", sans suivre tous les dédales
des phrases difficiles. Il suffit alors de les convaincre que cette méthode,
qui leur paraît illégitime, peut s’appliquer avec profit à
la lecture dans des langues étrangères.
3. Le métalangage
Pour donner aux textes certains éclaircissements utiles,
nous avons dû employer un peu de métalangage, aussi réduit
que possible. Nous avons adopté quelques désignations, plus
proches des symboles que des terminologies grammaticales usuelles. Certaines
se sont révélées très efficaces avec les participants
de l’expérience EuRom4, et d’autres moins. Nous pensons qu’il
y a beaucoup à faire en ce domaine.
Les symboles S, V, O, ont été efficaces, parce
qu’ils permettent de délimiter les groupes sujets, verbes et objets.
Ont été utiles aussi les petits schémas par lesquels
nous indiquions les " élagages " à faire sur les phrases
compliquées : pointillés, adverbes placés en décalage
au-dessus de la ligne, divers procédés invitant à
ne pas lire certains morceaux dans la première étape.
Dans un premier temps, les débutants doivent aller
droit au verbe principal, et ce n’est pas toujours facile. Nous avons créé
des symboles, de petits " v ", pour représenter les auxiliaires
et les verbes modaux, souvent entassés devant le verbe principal
:
P: As mulheres
|
devem
|
ser
|
aconselhadas
|
a
|
deixar de fumar
|
F: les femmes
|
doivent
|
être
|
conseillées
|
de
|
cesser de fumer
|
S
|
v
|
v
|
v
|
|
V
|
E : La DGT
|
empezó
|
a
|
emitir
|
F : la DGT
|
a commencé
|
à
|
émettre
|
S
|
v
|
|
V
|
I : La casa produttrice
|
aveva
|
dovuto
|
cambiare
|
la sua strategia
|
F : la maison productrice
|
avait
|
dû
|
changer
|
sa stratégie
|
S
|
v
|
v
|
V
|
O
|
Cette petite notation assez élémentaire
a beaucoup rassuré ceux qui voulaient toujours trouver "le vrai
verbe".
Les questions de grammaire n’intéressent pas les débutants,
obsédés par les difficultés du lexique. Il faut attendre
qu’ils aient constitué un stock de vocabulaire de base rassurant,
pour voir surgir des questions sur la forme des mots ou des phrases. Nous
avons constitué une petite grammaire contrastive des quatre langues,
pour répondre en partie à ces questions.
Quand l’intérêt se déclenche, c’est d’abord
pour la forme des mots, les préfixes, les suffixes et la façon
de créer des dérivés. Les participants ont souvent
admiré la forme des mots des autres langues, soit pour la comparer
au français soit pour regretter qu’il n’y ait pas la même
chose en français. Par exemple, les formes de superlatifs comme
vastissimo,sans équivalent direct en français,
ont
eu beaucoup de succès, de même que le préfixe privatif
de l’italien, gradevole : sgradevole.Sur le modèle du portugais
emprego/
desemprego,certains auraient voulu forger en français
emploi/désemploi,et
déploraient que l’opposition
emploi/chômagesoit beaucoup
moins éloquente.
Les tableaux morphologiques, pièce maîtresse
de l’enseignement des langues romanes, devaient être adaptés.
Ils devaient, pour nous, répondre à deux impératifs.
Nous voulions qu’ils soient conçus comme des documents laissés
à la disposition des participants, à titre de références,
à consulter quand le besoin s’en fait sentir, sans contrainte pour
les apprendre en un temps donné. Ils devaient être présentés
dans une version réduite, contenant surtout les formes les plus
fréquentes qu’ils rencontraient effectivement dans les textes. E.
Vilaginès (2001) a proposé des simplifications qui pourraient
mener à la fabrication de ces nouveaux outils, conçus en
fonction de leur utilité immédiate.
4. Conclusion
Comme nous avions lancé l’expérience Eurom4
en
tant que linguistes, la phase d’observation dans les quatre langues a été
pour nous très précieuse. Nous y avons appris beaucoup et
nous avons pu vérifier la portée de certaines de nos hypothèses
de travail. Mais il faudrait maintenant multiplier ces observations, surtout
pour bien voir, selon les différents publics, où sont les
difficultés rencontrées sans en préjuger à
l’avance. L’avantage de linguistes, c’est que, comme ils n’ont pas peur
de la grammaire, ils peuvent la réduire quand ils le jugent utile,
la fragmenter, la mettre en relation forte avec le lexique, et même
en sacrifier des tranches entières s’il le faut. En tant que linguistes,
nous avons été passionnés par la comparaison que nous
étions obligés de faire à chaque instant entre les
langues romanes et nous nous sommes aperçus qu’il y avait beaucoup
à faire : quand nous avons commencé, il n’existait dans le
commerce aucun tableau de conjugaison intégrant les quatre langues,
aucune carte d’Europe quadrilingue, aucun exposé systématique
de comparaison de la forme des phrases. La grammaire contrastive des langues
romanes a un grand champ de travail devant elle, et elle doit pouvoir fournir
des instruments de travail performants.
Des expériences de ce genre devraient profiter
de toutes les ressources actuelles de l’informatique. Il faudrait par exemple
mettre au point des procédés pour passer, par élagages
successifs, d’une phrase très compliquée à des versions
plus simples et pour remonter des versions simples vers le modèle
original. On pourrait imaginer des présentations astucieuses pour
mettre en regard les procédés utilisés par les quatre
langues, surtout dans les cas où ils sont légèrement
différents.
Les réflexions faites à propos de l’enseignement
des langues romanes ont souvent des prolongements pour l’enseignement de
la langue maternelle : nous l’avons ressenti particulièrement en
évaluant les degrés de lisibilité des textes, tant
en langue étrangère qu’en langue maternelle. Mais on pourrait
approfondir la question en voyant comment les outils de travail développés
pour un domaine pourraient être utiles dans l’autre.
La modélisation de l’apprentissage entraîne
certainement un progrès conjointement dans les deux domaines.
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