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Quelque insignifiante et petite que puisse paraître aujourd' hui l' action d' Amélie Thirion , elle était alors une expression de haine fort naturelle . Ginevra Piombo , l' une des premières écolières de Servin , occupait la place dont on voulait la priver depuis le jour où elle était venue à l' atelier ; le groupe aristocratique l' avait insensiblement entourée : la chasser d' une place qui lui appartenait en quelque sorte était non seulement lui faire injure , mais lui causer une espèce de peine , car les artistes ont tous une place de prédilection pour leur travail . Mais l' animadversion politique entrait peut - être pour peu de chose dans la conduite de ce petit Côté Droit de l' atelier .
Ginevra Piombo , la plus forte des élèves de Servin , était l' objet d' une profonde jalousie : le maître professait autant d' admiration pour les talents que pour le caractère de cette élève favorite , qui servait de terme à toutes ses comparaisons ; enfin , sans qu' on s' expliquât l' ascendant que cette jeune personne obtenait sur tout ce qui l' entourait , elle exerçait sur ce petit monde un prestige presque semblable à celui de Bonaparte sur ses soldats .
L' aristocratie de l' atelier avait résolu depuis plusieurs jours la chute de cette reine ; mais , personne n' ayant encore osé s' éloigner de la bonapartiste , Mlle Thirion venait de frapper un coup décisif , afin de rendre ses compagnes complices de sa haine .
Quoique Ginevra fût sincèrement aimée par deux ou trois des Royalistes , presque toutes chapitrées au logis paternel relativement à la politique , elles jugèrent avec ce tact particulier aux femmes qu' elles devaient rester indifférentes à la querelle .
à son arrivée , Ginevra fut donc accueillie par un profond silence .
De toutes les jeunes filles venues jusqu' alors dans l' atelier de Servin , elle était la plus belle , la plus grande et la mieux faite .
Sa démarche possédait un caractère de noblesse et de grâce qui commandait le respect .
Sa figure empreinte d' intelligence semblait rayonner , tant y respirait cette animation particulière aux Corses et qui n' exclut point le calme .
Ses longs cheveux , ses yeux et ses cils noirs exprimaient la passion . Quoique les coins de sa bouche se dessinassent mollement et que ses lèvres fussent un peu trop fortes , il s' y peignait cette bonté que donne aux êtres forts la conscience de leur force .
Par un singulier caprice de la nature , le charme de son visage se trouvait en quelque sorte démenti par un front de marbre où se peignait une fierté presque sauvage , où respiraient les moeurs de la Corse .
Là était le seul lien qu' il y eût entre elle et son pays natal : dans tout le reste de sa personne , la simplicité , l' abandon des beautés lombardes séduisaient si bien qu' il fallait ne pas la voir pour lui causer la moindre peine .

LA VENDETTA (I, privé)
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