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M . et Mme d' Hauteserre s' étaient retirés aux champs avec trois mille livres de rentes viagères dans les tontines Lafarge , ce débris de leur fortune ne leur permettait pas d' habiter ailleurs qu' à Cinq - Cygne ; aussi le premier acte de Laurence fut - il de leur donner la jouissance pour toute la vie du pavillon qu' ils y occupaient . Les d' Hauteserre , devenus avares pour leur pupille comme pour eux - mêmes , et qui , tous les ans , entassaient leurs mille écus en songeant à leurs deux fils , faisaient faire une misérable chère à l' héritière .
La dépense totale de Cinq - Cygne ne dépassait pas cinq mille francs par an .
Mais Laurence , qui ne descendait dans aucun détail , trouvait tout bon . Le tuteur et sa femme , insensiblement dominés par l' influence imperceptible de ce caractère qui s' exerçait dans les plus petites choses , avaient fini par admirer celle qu' ils avaient connue enfant , sentiment assez rare .
Mais Laurence avait dans les manières , dans sa voix gutturale , dans son regard impérieux , ce je ne sais quoi , ce pouvoir inexplicable qui impose toujours , même quand il n' est qu' apparent , car chez les sots le vide ressemble à la profondeur .
Pour le vulgaire , la profondeur est incompréhensible .
De là vient peut - être l' admiration du peuple pour tout ce qu' il ne comprend pas . M . et Mme d' Hauteserre , saisis par le silence habituel et impressionnés par la sauvagerie de la jeune comtesse , étaient toujours dans l' attente de quelque chose de grand .
En faisant le bien avec discernement et en ne se laissant pas tromper , Laurence obtenait de la part des paysans un grand respect , quoiqu' elle fût aristocrate .
Son sexe , son nom , ses malheurs , l' originalité de sa vie , tout contribuait à lui donner de l' autorité sur les habitants de la vallée de Cinq - Cygne . Elle partait quelquefois pour un ou deux jours , accompagnée de Gothard ; et jamais au retour , ni M .
ni Mme d' Hauteserre ne l' interrogeaient sur les motifs de son absence . Laurence , remarquez - le , n' avait rien de bizarre en elle .
La virago se cachait sous la forme la plus féminine et la plus faible en apparence . Son coeur était d' une excessive sensibilité , mais elle portait dans sa tête une résolution virile et une fermeté stoïque .
Ses yeux clairvoyants ne savaient pas pleurer . A voir son poignet blanc et délicat nuancé de veines bleues , personne n' eût imaginé qu' il pouvait défier celui du cavalier le plus endurci . Sa main , si molle , si fluide , maniait un pistolet , un fusil , avec la vigueur d' un chasseur exercé .

TENEBREUSE AFFAIRE (VIII, politiq)
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