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Wilfrid était un homme de trente = six ans . Quoique largement développées , ses proportions ne manquaient pas d' harmonie . Sa taille était médiocre , comme celle de presque tous les hommes qui sont élevés au = dessus des autres ; sa poitrine et ses épaules étaient larges , et son col était court comme celui des hommes dont le coeur doit être rapproché de la tête ; ses cheveux étaient noirs , épais et fins ; ses yeux , d' un jaune brun , possédaient un éclat solaire qui annonçait avec quelle avidité sa nature aspirait la lumière . Si ses traits mâles et bouleversés péchaient par l' absence du calme intérieur que communique une vie sans orages , ils annonçaient les ressources inépuisables de sens fougueux et les appétits de l' instinct ; de même que ses mouvements indiquaient la perfection de l' appareil physique , la flexibilité des sens et la fidélité de leur jeu .
Cet homme pouvait lutter avec le sauvage , entendre comme lui le pas des ennemis dans le lointain des forêts , en flairer la senteur dans les airs , et voir à l' horizon le signal d' un ami .
Son sommeil était léger comme celui de toutes les créatures qui ne veulent pas se laisser surprendre .
Son corps se mettait promptement en harmonie avec le climat des pays où le conduisait sa vie à tempêtes .
L' art et la science eussent admiré dans cette organisation une sorte de modèle humain ; en lui tout s' équilibrait : l' action et le coeur , l' intelligence et la volonté . Au premier abord , il semblait devoir être classé parmi les êtres purement instinctifs qui se livrent aveuglément aux besoins matériels ; mais dès le matin de la vie , il s' était élancé dans le monde social avec lequel ses sentiments l' avaient commis ; l' étude avait agrandi son intelligence , la méditation avait aiguisé sa pensée , les sciences avaient élargi son entendement .
Il avait étudié les lois humaines , le jeu des intérêts mis en présence par les passions , et paraissait s' être familiarisé de bonne heure avec les abstractions sur lesquelles reposent les Sociétés .
Il avait pâli sur les livres qui sont les actions humaines mortes , puis il avait veillé dans les capitales européennes au milieu des fêtes , il s' était éveillé dans plus d' un lit , il avait dormi peut = être sur le champ de bataille pendant la nuit qui précède le combat et pendant celle qui suit la victoire ; peut = être sa jeunesse orageuse l' avait - elle jeté sur le tillac d' un corsaire à travers les pays les plus contrastants du globe ; il connaissait ainsi les actions humaines vivantes .
Il savait donc le présent et le passé ; l' histoire double , celle d' autrefois , celle d' aujourd' hui .
Beaucoup d' hommes ont été , comme Wilfrid , également puissants par la Main , par le Coeur et par la Tête ; comme lui , la plupart ont abusé de leur triple pouvoir .
Mais si cet homme tenait encore par son enveloppe à la partie limoneuse de l' humanité , certes il appartenait également à la sphère où la force est intelligente .

SERAPHITA (XI, philo)
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