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Quoique jeune encore , elle jouissait dans le monde de toute la liberté d' esprit que peut y avoir une femme . Semblable aux rois , elle n' avait pas d' amis , et se voyait partout l' objet d' une complaisance à laquelle un naturel meilleur que le sien n' eût peut - être pas résisté . Aucun homme , fût - ce même un vieillard , n' avait la force de contredire les opinions d' une jeune fille dont un seul regard ranimait l' amour dans un coeur froid . Élevée avec des soins qui manquèrent à ses soeurs , elle peignait assez bien , parlait l' italien et l' anglais , jouait du piano d' une façon désespérante ; enfin sa voix , perfectionnée par les meilleurs maîtres , avait un timbre qui donnait à son chant d' irrésistibles séductions .
Spirituelle et nourrie de toutes les littératures , elle aurait pu faire croire que , comme dit Mascarille , les gens de qualité viennent au monde en sachant tout .
Elle raisonnait facilement sur la peinture italienne ou flamande , sur le Moyen âge ou la Renaissance ; jugeait à tort et à travers les livres anciens ou nouveaux , et faisait ressortir avec une cruelle grâce d' esprit les défauts d' un ouvrage .
La plus simple de ses phrases était reçue par la foule idolâtre , comme par les Turcs un fefta du Sultan .
Elle éblouissait ainsi les gens superficiels ; quant aux gens profonds , son tact naturel l' aidait à les reconnaître ; et pour eux , elle déployait tant de coquetterie , qu' à la faveur de ses séductions , elle pouvait échapper à leur examen .
Ce vernis séduisant couvrait un coeur insouciant , l' opinion commune à beaucoup de jeunes filles que personne n' habitait une sphère assez élevée pour pouvoir comprendre l' excellence de son âme , et un orgueil qui s' appuyait autant sur sa naissance que sur sa beauté .
En l' absence du sentiment violent qui ravage tôt ou tard le coeur d' une femme , elle portait sa jeune ardeur dans un amour immodéré des distinctions , et témoignait le plus profond mépris pour les roturiers .
Fort impertinente avec la nouvelle noblesse , elle faisait tous ses efforts pour que ses parents marchassent de pair au milieu des familles les plus illustres du faubourg Saint - Germain .

LE BAL DE SCEAUX (I, privé)
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