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Cette joueuse obstinée ne manquait jamais un tirage : elle poursuivait son terne , qui n' était pas encore sorti . Ce terne allait avoir vingt et un ans , il atteignait à sa majorité . La vieille actionnaire fondait beaucoup d' espoir sur cette puérile circonstance .
L' un des numéros était resté au fond de toutes les roues depuis la création de la loterie ; aussi la Descoings chargeait - elle énormément ce numéro et toutes les combinaisons de ces trois chiffres .
Le dernier matelas de son lit servait de dépôt aux économies de la pauvre vieille ; elle le décousait , y mettait la pièce d' or conquise sur ses besoins , bien enveloppée de laine , et le recousait après .
Elle voulait , au dernier tirage de Paris , risquer toutes ses économies sur les combinaisons de son terne chéri . Cette passion , si universellement condamnée , n' a jamais été étudiée .
Personne n' y a vu l' opium de la misère . La loterie , la plus puissante fée du monde , ne développait - elle pas des espérances magiques ? Le coup de roulette qui faisait voir aux joueurs des masses d' or et de jouissances ne durait que ce que dure un éclair ; tandis que la loterie donnait cinq jours d' existence à ce magnifique éclair .
Quelle est aujourd' hui la puissance sociale qui peut , pour quarante sous , vous rendre heureux pendant cinq jours et vous livrer idéalement tous les bonheurs de la civilisation ? Le tabac , impôt mille fois plus immoral que le jeu , détruit le corps , attaque l' intelligence , il hébète une nation ; tandis que la loterie ne causait pas le moindre malheur de ce genre .
Cette passion était d' ailleurs forcée de se régler et par la distance qui séparait les tirages , et par la roue que chaque joueur affectionnait .
La Descoings ne mettait que sur la roue de Paris .
Dans l' espoir de voir triompher ce terne nourri depuis vingt ans , elle s' était soumise à d' énormes privations pour pouvoir faire en toute liberté sa mise du dernier tirage de l' année .
Quand elle avait des rêves cabalistiques , car tous les rêves ne correspondaient point aux nombres de la loterie , elle allait les raconter à Joseph , car il était le seul être qui l' écoutât , non seulement sans la gronder , mais en lui disant de ces douces paroles par lesquelles les artistes consolent les folies de l' esprit .
Tous les grands talents respectent et comprennent les passions vraies , ils se les expliquent et en retrouvent les racines dans le coeur ou dans la tête .

LA RABOUILLEUSE (IV, provinc)
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