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Qui n' a pas , une fois dans sa vie , espionné les pas et démarches d' une fourmi , glissé des pailles dans l' unique orifice par lequel respire une limace blonde , étudie les fantaisies d' une demoiselle fluette , admiré les mille veines , coloriées comme une rose de cathédrale gothique , qui se détachent sur le fond rougeâtre des feuilles d' un jeune chêne ? Qui n' a pas délicieusement regardé pendant longtemps l' effet de la pluie et du soleil sur un toit de tuiles brunes , ou contemplé les gouttes de la rosée , les pétales des fleurs , les découpures variées de leurs calices ? Qui ne s' est plongé dans ces rêveries matérielles , indolentes et occupées , sans but et conduisant néanmoins à quelque pensée ? Qui n' a pas enfin mené la vie de l' enfance , la vie paresseuse , la vie du sauvage , moins ses travaux ? Ainsi vécut Raphaël pendant plusieurs jours , sans soins , sans désirs , éprouvant un mieux sensible , un bien - être extraordinaire , qui calma ses inquiétudes , apaisa ses souffrances .
Il gravissait les rochers , et allait s' asseoir sur un pic d' où ses yeux embrassaient quelque paysage d' immense étendue .
Là , il restait des journées entières comme une plante au soleil , comme un lièvre au gîte .
Ou bien , se familiarisant avec des phénomènes de la végétation , avec les vicissitudes du ciel , il épiait le progrès de toutes les oeuvres , sur la terre , dans les eaux ou dans l' air .
Il tenta de s' associer au mouvement intime de cette nature , et de s' identifier assez complètement à sa passive obéissance , pour tomber sous la loi despotique et conservatrice qui régit les existences instinctives .
Il ne voulait plus être chargé de lui - même . Semblable à ces criminels d' autrefois , qui , poursuivis par la justice , étaient sauvés s' ils atteignaient l' ombre d' un autel , il essayait de se glisser dans le sanctuaire de la vie .
Il réussit à devenir partie intégrante de cette large et puissante fructification : il avait épousé les intempéries de l' air , habité tous les creux de rochers , appris les moeurs et les habitudes de toutes les plantes , étudié le régime des eaux , leurs gisements , et fait connaissance avec les animaux ; enfin , il s' était si parfaitement uni à cette terre animée , qu' il en avait en quelque sorte saisi l' âme et pénétré les secrets .
Pour lui , les formes infinies de tous les règnes étaient les développements d' une même substance , les combinaisons d' un même mouvement , vaste respiration d' un être immense qui agissait , pensait , marchait , grandissait , et avec lequel il voulait grandir , marcher , penser , agir .
Il avait fantastiquement mêlé sa vie à la vie de ce rocher , il s' y était implanté .
Grâce à ce mystérieux illuminisme , convalescence factice , semblable à ces bienfaisants délires accordés par la nature comme autant de haltes dans la douleur , Valentin goûta les plaisirs d' une seconde enfance durant les premiers moments de son séjour au milieu de ce riant paysage .

PEAU DE CHAGRIN (X, philo)
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