----- Revenir à l'écran précédent par la commande BACK -----

La vie de Raphaël dépendait d' un pacte encore inviolé qu' il avait fait avec lui - même , il s' était promis de ne jamais regarder attentivement aucune femme , et pour se mettre à l' abri d' une tentation , il portait un lorgnon dont le verre microscopique , artistement disposé , détruisait l' harmonie des plus beaux traits , en leur donnant un hideux aspect . Encore en proie à la terreur qui l' avait saisi le matin , quand , pour un simple voeu de politesse , le talisman s' était si promptement resserré , Raphaël résolut fermement de ne pas se retourner vers sa voisine .
Assis comme une duchesse , il présentait le dos au coin de sa loge , et dérobait avec impertinence la moitié de la scène à l' inconnue , ayant l' air de la mépriser , d' ignorer même qu' une jolie femme se trouvât derrière lui .
La voisine copiait avec exactitude la posture de Valentin . Elle avait appuyé son coude sur le bord de la loge , et se mettait la tête de trois quarts , en regardant les chanteurs , comme si elle se fût posée devant un peintre .
Ces deux personnes ressemblaient à deux amants brouillés qui se boudent , se tournent le dos et vont s' embrasser au premier mot d' amour .
Par moments , les légers marabouts ou les cheveux de l' inconnue effleuraient la tête de Raphaël et lui causaient une sensation voluptueuse contre laquelle il luttait courageusement ; bientôt il sentit le doux contact des ruches de blonde qui garnissaient le tour de la robe , la robe elle - même fit entendre le murmure efféminé de ses plis , frissonnement plein de molles sorcelleries ; enfin le mouvement imperceptible imprimé par la respiration à la poitrine , au dos , aux vêtements de cette jolie femme , toute sa vie suave se communiqua soudain à Raphaël comme une étincelle électrique ; le tulle et la dentelle transmirent fidèlement à son épaule chatouillée la délicieuse chaleur de ce dos blanc et nu .
Par un caprice de la nature , ces deux êtres désunis par le bon ton , séparés par les abîmes de la mort , respirèrent ensemble et pensèrent peut - être l' un à l' autre .
Les pénétrants parfums de l' aloës achevèrent d' enivrer Raphaël .
Son imagination irritée par un obstacle , et que les entraves rendaient encore plus fantastique , lui dessina rapidement une femme en traits de feu .
Il se retourna brusquement .
Choquée sans doute de se trouver en contact avec un étranger , l' inconnue fit un mouvement semblable ; leurs visages , animés par la même pensée , restèrent en présence .
" Pauline !
- Monsieur Raphaël ! "

PEAU DE CHAGRIN (X, philo)
Page: 226