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En guerre , l' homme ne devient - il pas un ange exterminateur , une espèce de bourreau , mais gigantesque ? Ne faut - il pas des enchantements bien extraordinaires pour nous faire accepter ces atroces douleurs , ennemies de notre frêle enveloppe , qui entourent les passions comme d' une enceinte épineuse ? S' il se roule convulsivement et souffre une sorte d' agonie après avoir abusé du tabac , le fumeur n' a - t - il pas assisté je ne sais en quelles régions à de délicieuses fêtes ? Sans se donner le temps d' essuyer ses pieds qui trempent dans le sang jusqu' à la cheville , l' Europe n' a - t - elle pas sans cesse recommencé la guerre ? L' homme en masse a - t - il donc aussi son ivresse , comme la nature a ses accès d' amour ! Pour l' homme privé , pour le Mirabeau qui végète sous un règne paisible et rêve des tempêtes , la débauche comprend tout ; elle est une perpétuelle étreinte de toute la vie , ou mieux , un duel avec une puissance inconnue , avec un monstre : d' abord le monstre épouvante , il faut l' attaquer par les cornes , c' est des fatigues inouïes ; la nature vous a donné je ne sais quel estomac étroit ou paresseux ? vous le domptez , vous l' élargissez , vous apprenez à porter le vin , vous apprivoisez l' ivresse , vous passez les nuits sans sommeil , vous vous faites enfin un tempérament de colonel de cuirassiers , en vous créant vous - même une seconde fois , comme pour fronder Dieu ! Quand l' homme s' est ainsi métamorphosé , quand , vieux soldat , le néophyte a façonné son âme à l' artillerie , ses jambes à la marche , sans encore appartenir au monstre , mais sans savoir entre eux quel est le maître , ils se roulent l' un sur l' autre , tantôt vainqueurs , tantôt vaincus , dans une sphère où tout est merveilleux , où s' endorment les douleurs de l' âme , où revivent seulement des fantômes d' idées .
Déjà cette lutte atroce est devenue nécessaire .
Réalisant ces fabuleux personnages qui , selon les légendes , ont vendu leur âme au diable pour en obtenir la puissance de mal faire , le dissipateur a troqué sa mort contre toutes les jouissances de la vie , mais abondantes , mais fécondes ! Au lieu de couler longtemps entre deux rives monotones , au fond d' un Comptoir ou d' une Étude , l' existence bouillonne et fuit comme un torrent .
Enfin la débauche est sans doute au corps ce que sont à l' âme les plaisirs mystiques .
L' ivresse vous plonge en des rêves dont les fantasmagories sont aussi curieuses que peuvent l' être celles de l' extase .

PEAU DE CHAGRIN (X, philo)
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