----- Revenir à l'écran précédent par la commande BACK -----

Si je pris le ton , les manières et les gestes d' un homme auquel Foedora ne devait rien refuser , j' eus aussi tout le respect d' un amant . En jouant ainsi , j' obtins la faveur de lui baiser la main ; elle se déganta par un mouvement mignon , et j' étais alors si voluptueusement enfoncé dans l' illusion à laquelle j' essayais de croire , que mon âme se fondit et s' épancha dans ce baiser . Foedora se laissa flatter , caresser avec un incroyable abandon . Mais ne m' accuse pas de niaiserie ; si j' avais voulu faire un pas de plus au - delà de cette câlinerie fraternelle , j' eusse senti les griffes de la chatte .
Nous restâmes dix minutes environ , plongés dans un profond silence . Je l' admirais , lui prêtant des charmes auxquels elle mentait .
En ce moment , elle était à moi , à moi seul . Je possédais cette ravissante créature , comme il était permis de la posséder , intuitivement ; je l' enveloppai dans mon désir , la tins , la serrai , mon imagination l' épousa .
Je vainquis alors la comtesse par la puissance d' une fascination magnétique . Aussi ai - je toujours regretté de ne pas m' être entièrement soumis cette femme ; mais , en ce moment , je n' en voulais pas à son corps , je souhaitais une âme , une vie , ce bonheur idéal et complet , beau rêve auquel nous ne croyons pas longtemps .
" Madame , lui dis - je enfin , sentant que la dernière heure de mon ivresse était arrivée , écoutez - moi .
Je vous aime , vous le savez , je vous l' ai dit mille fois , vous auriez dû m' entendre . Ne voulant devoir votre amour ni à des grâces de fat , ni à des flatteries ou à des importunités de niais , je n' ai pas été compris .
Combien de maux n' ai - je pas soufferts pour vous , et dont cependant vous êtes innocente ! Mais dans quelques moments vous me jugerez .
Il y a deux misères , madame : celle qui va par les rues effrontément en haillons , qui , sans le savoir , recommence Diogène , se nourrissant de peu , réduisant la vie au simple ; heureuse plus que la richesse peut - être , insouciante du moins , elle prend le monde là où les puissants n' en veulent plus .
Puis la misère du luxe , une misère espagnole , qui cache la mendicité sous un titre ; fière , emplumée , cette misère en gilet blanc , en gants jaunes , à des carrosses , et perd une fortune faute d' un centime .
L' une est la misère du peuple ; l' autre , celle des escrocs , des rois et des gens de talent . Je ne suis ni peuple , ni roi , ni escroc ; peut - être n' ai - je pas de talent : je suis une exception .

PEAU DE CHAGRIN (X, philo)
Page: 187