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Tout en tâchant de m' adresser à l' âme de cette femme , j' essayai de gagner son esprit , d' avoir sa vanité pour moi ; afin d' être sûrement aimé , je lui donnai mille raisons de mieux s' aimer elle - même , jamais je ne la laissai dans un état d' indifférence ; les femmes veulent des émotions à tout prix , je les lui prodiguai ; je l' eusse mise en colère plutôt que de la voir insouciante avec moi .
Si d' abord , animé d' une volonté ferme et du désir de me faire aimer , je pris un peu d' ascendant sur elle , bientôt ma passion grandit , je ne fus plus maître de moi , je tombai dans le vrai , je me perdis et devins éperdument amoureux .
Je ne sais pas bien ce que nous appelons , en poésie ou dans la conversation , amour ; mais le sentiment qui se développa tout à coup dans ma double nature , je ne l' ai trouvé peint nulle part , ni dans les phrases rhétoriques et apprêtées de J . - J .
Rousseau de qui j' occupais peut - être le logis , ni dans les froides conceptions de nos deux siècles littéraires , ni dans les tableaux de l' Italie .
La vue du lac de Bienne , quelques motifs de Rossini , la Madone de Murillo que possède le maréchal Soult , les lettres de la Lescombat , certains mots épars dans les recueils d' anecdotes , mais surtout les prières des extatiques et quelques passages de nos fabliaux ont pu seuls me transporter dans les divines régions de mon premier amour .
Rien dans les langages humains , aucune traduction de la pensée faite à l' aide des couleurs , des marbres , des mots ou des sons , ne saurait rendre le nerf , la vérité , le fini , la soudaineté du sentiment dans l' âme ! Oui ! qui dit art , dit mensonge .
L' amour passe par des transformations infinies avant de se mêler pour toujours à notre vie et de la teindre à jamais de sa couleur de flamme .
Le secret de cette infusion imperceptible échappe à l' analyse de l' artiste .
La vraie passion s' exprime par des cris , par des soupirs ennuyeux pour un homme froid . Il faut aimer sincèrement pour être de moitié dans les rugissements de Lovelace , en lisant Clarisse Harlowe .
L' amour est une source naïve , partie de son lit de cresson , de fleurs , de gravier , qui rivière , qui fleuve , change de nature et d' aspect à chaque flot , et se jette dans un incommensurable océan où les esprits incomplets voient la monotonie , où les grandes âmes s' abîment en de perpétuelles contemplations .

PEAU DE CHAGRIN (X, philo)
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