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Combien de fois n' ai - je pas vêtu de satin les pieds mignons de Pauline , emprisonné sa taille svelte comme un jeune peuplier dans une robe de gaze , jeté sur son sein une légère écharpe en lui faisant fouler les tapis de son hôtel et la conduisant à une voiture élégante ; je l' eusse adorée ainsi , je lui donnais une fierté qu' elle n' avait pas , je la dépouillais de toutes ses vertus , de ses grâces naïves , de son délicieux naturel , de son sourire ingénu pour la plonger dans le Styx de nos vices et lui rendre le coeur invulnérable , pour la farder de nos crimes , pour en faire la poupée fantasque de nos salons , une femme fluette qui se couche au matin pour renaître le soir , à l' aurore des bougies . Pauline était tout sentiment , tout fraîcheur , je la voulais sèche et froide . Dans les derniers jours de ma folie , le souvenir m' a montré Pauline , comme il nous peint les scènes de notre enfance .
Plus d' une fois , je suis resté attendri , songeant à de délicieux moments : soit que je revisse cette délicieuse fille assise près de ma table , occupée à coudre , paisible , silencieuse , recueillie et faiblement éclairée par le jour qui , descendant de ma lucarne , dessinait de légers reflets argentés sur sa belle chevelure noire ; soit que j' entendisse son rire jeune , ou sa voix au timbre riche chanter les gracieuses cantilènes qu' elle composait sans efforts .
Souvent ma Pauline s' exaltait en faisant de la musique , sa figure ressemblait alors d' une manière frappante à la noble tête par laquelle Carlo Dolci a voulu représenter l' Italie .
Ma cruelle mémoire me jetait cette jeune fille à travers les excès de mon existence comme un remords , comme une image de la vertu ! Mais laissons la pauvre enfant à sa destinée ! quelque malheureuse qu' elle puisse être , au moins l' aurai - je mis à l' abri d' un effroyable orage , en évitant de la traîner dans mon enfer .
Jusqu' à l' hiver dernier , ma vie fut la vie tranquille et studieuse de laquelle j' ai tâché de te donner une faible image .
Dans les premiers jours du mois de décembre 1829 , je rencontrai Rastignac qui , malgré le misérable état de mes vêtements , me donna le bras et s' enquit de ma fortune avec un intérêt vraiment fraternel ; pris à la glu de ses manières , je lui racontai brièvement et ma vie et mes espérances ; il se mit à rire , me traita tout à la fois d' homme de génie et de sot , sa voix gasconne , son expérience du monde , l' opulence qu' il devait à son savoir - faire , agirent sur moi d' une manière irrésistible .
Rastignac me fit mourir à l' hôpital , méconnu comme un niais , conduisit mon propre convoi , me jeta dans le trou des pauvres .
Il me parla de charlatanisme .
Avec cette verve aimable qui le rend si séduisant , il me montra tous les hommes de génie comme des charlatans .
Il me déclara que j' avais un sens de moins , une cause de mort , si je restais seul , rue des Cordiers .
Selon lui , je devais aller dans le monde , habituer les gens à prononcer mon nom et me dépouiller moi - même de l' humble monsieur qui messeyait à un grand homme de son vivant .

PEAU DE CHAGRIN (X, philo)
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