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Cet immense amour - propre qui bouillonnait en moi , cette croyance sublime à une destinée , et qui devient du génie peut - être , quand un homme ne se laisse pas déchiqueter l' âme par le contact des affaires aussi facilement qu' un mouton abandonne sa laine aux épines des halliers où il passe , tout cela me sauva . Je voulus me couvrir de gloire et travailler dans le silence pour la maîtresse que j' espérais avoir un jour .
Toutes les femmes se résumaient par une seule , et cette femme je croyais la rencontrer dans la première qui s' offrait à mes regards ; mais , voyant une reine dans chacune d' elles , toutes devaient , comme les reines qui sont obligées de faire des avances à leurs amants , venir au - devant de moi , souffreteux , pauvre et timide .
Ah ! pour celle qui m' eût plaint , j' avais dans le coeur tant de reconnaissance outre l' amour , que je l' eusse adorée pendant toute sa vie .
Plus tard , mes observations m' ont appris de cruelles vérités . Ainsi , mon cher Émile , je risquais de vivre éternellement seul .
Les femmes sont habituées , par je ne sais quelle pente de leur esprit , à ne voir dans un homme de talent que ses défauts , et dans un sot que ses qualités ; elles éprouvent de grandes sympathies pour les qualités du sot qui sont une flatterie perpétuelle de leurs propres défauts , tandis que l' homme supérieur ne leur offre pas assez de jouissances pour compenser ses imperfections .
Le talent est une fièvre intermittente , nulle femme n' est jalouse d' en partager seulement les malaises ; toutes elles veulent trouver dans leurs amants des motifs de satisfaire leur vanité .
C' est elles encore qu' elles aiment en nous ! Un homme pauvre , fier , artiste , doué du pouvoir de créer , n' est - il pas armé d' un blessant égoïsme ? il existe autour de lui je ne sais quel tourbillon de pensées dans lequel il enveloppe tout , même sa maîtresse , qui doit en suivre le mouvement .
Une femme adulée peut - elle croire à l' amour d' un tel homme ? ira - t - elle le chercher ? Cet amant n' a pas le loisir de s' abandonner autour d' un divan à ces petites singeries de sensibilité auxquelles les femmes tiennent tant et qui sont le triomphe des gens faux et insensibles .
Le temps manque à ses travaux , comment en dépenserait - il à se rapetisser , à se chamarrer ? Prêt à donner ma vie d' un coup , je ne l' aurais pas avilie en détail .
Enfin il existe , dans le manège d' un agent de change qui fait les commissions d' une femme pâle et minaudière , je ne sais quoi de mesquin dont a horreur l' artiste .
L' amour abstrait ne suffit pas à un homme pauvre et grand , il en veut tous les dévouements .

PEAU DE CHAGRIN (X, philo)
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