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La curiosité philosophique , les travaux excessifs , l' amour de la lecture qui , depuis l' âge de sept ans jusqu' à mon entrée dans le monde , ont constamment occupé ma vie , ne m' auraient - ils pas doué de la facile puissance avec laquelle , s' il faut vous en croire , je sais rendre mes idées et marcher en avant dans le vaste champ des connaissances humaines ? L' abandon auquel j' étais condamné , l' habitude de refouler mes sentiments et de vivre dans mon coeur ne m' ont - ils pas investi du pouvoir de comparer , de méditer ? En ne se perdant pas au service des irritations mondaines qui rapetissent la plus belle âme et la réduisent à l' état de guenille , ma sensibilité ne s' est - elle pas concentrée pour devenir l' organe perfectionné d' une volonté plus haute que le vouloir de la passion ? Méconnu par les femmes , je me souviens de les avoir observées avec la sagacité de l' amour dédaigné .
Maintenant , je le vois , la sincérité de mon caractère a dû déplaire ! Peut - être les femmes veulent - elles un peu d' hypocrisie ? Moi qui suis tour à tour , dans la même heure , homme et enfant , futile et penseur , sans préjugés et plein de superstitions , souvent femme comme elles , n' ont - elles pas dû prendre ma naïveté pour du cynisme , et la pureté même de ma pensée pour du libertinage ? la science leur était ennui , la langueur féminine faiblesse .
Cette excessive mobilité d' imagination , le malheur des poètes , me faisait sans doute juger comme un être incapable d' amour , sans constance dans les idées , sans énergie .
Idiot quand je me taisais , je les effarouchais peut - être quand j' essayais de leur plaire , et les femmes m' ont condamné .
J' ai accepté , dans les larmes et le chagrin , l' arrêt porté par le monde .
Cette peine a produit son fruit . Je voulus me venger de la société , je voulus posséder l' âme de toutes les femmes en me soumettant les intelligences , et voir tous les regards fixés sur moi quand mon nom serait prononcé par un valet à la porte d' un salon .
Je m' instituai grand homme . Dès mon enfance , je m' étais frappé le front en me disant comme André de Chénier : " Il y a quelque chose là ! " Je croyais sentir en moi une pensée à exprimer , un système à établir , une science à expliquer .
O mon cher Émile ! aujourd' hui que j' ai vingt - six ans à peine , que je suis sur de mourir inconnu , sans avoir jamais été l' amant de la femme que j' ai rêvé de posséder , laisse - moi te conter mes folies ? N' avons - nous pas tous , plus ou moins , pris nos désirs pour des réalités ? Ah ! je ne voudrais point pour ami d' un jeune homme qui dans ses rêves ne se serait pas tressé des couronnes , construit quelque piédestal ou donné de complaisantes maîtresses .
Moi ! j' ai souvent été général , empereur ; j' ai été Byron , puis rien .
Après avoir joué sur le faîte des choses humaines , je m' apercevais que toutes les montagnes , toutes les difficultés restaient à gravir .

PEAU DE CHAGRIN (X, philo)
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