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Je rencontrai parmi les jeunes gens de mon âge une secte de fanfarons qui allaient tête levée , disant des riens , s' asseyant sans trembler près des femmes qui me semblaient les plus imposantes , débitant des impertinences , mâchant le bout de leurs cannes , minaudant , se prostituant à eux - mêmes les plus jolies personnes , mettant ou prétendant avoir mis leurs têtes sur tous les oreillers , ayant l' air d' être au refus du plaisir , considérant les plus vertueuses , les plus prudes comme de prise facile et pouvant être conquises à la simple parole , au moindre geste hardi , par le premier regard insolent ! Je te le déclare , en mon âme et conscience , la conquête du pouvoir ou d' une grande renommée littéraire me paraissait un triomphe moins difficile à obtenir qu' un succès auprès d' une femme de haut rang , jeune , spirituelle et gracieuse .
Je trouvai donc les troubles de mon coeur , mes sentiments , mes cultes en désaccord avec les maximes de la société . J' avais de la hardiesse , mais dans l' âme seulement , et non dans les manières .
J' ai su plus tard que les femmes ne voulaient pas être mendiées ; j' en ai beaucoup vu que j' adorais de loin , auxquelles je livrais un coeur à toute épreuve , une âme à déchirer , une énergie qui ne s' effrayait ni des sacrifices , ni des tortures ; elles appartenaient à des sots de qui je n' aurais pas voulu pour portiers .
Combien de fois , muet , immobile , n' ai - je pas admiré la femme de mes rêves , surgissant dans un bal ; dévouant alors en pensée mon existence à des caresses éternelles , j' imprimais toutes mes espérances en un regard , et lui offrais dans mon extase un amour de jeune homme qui courait au - devant des tromperies .
En certains moments , j' aurais donné ma vie pour une seule nuit .
Eh bien , n' ayant jamais trouvé d' oreilles où jeter mes propos passionnés , de regards où reposer les miens , de coeur pour mon coeur , j' ai vécu dans tous les tourments d' une impuissante énergie qui se dévorait elle - même , soit faute de hardiesse ou d' occasions , soit inexpérience .
Peut - être ai - je désespéré de me faire comprendre , ou tremblé d' être trop compris .
Et cependant j' avais un orage tout prêt à chaque regard poli que l' on pouvait m' adresser . Malgré ma promptitude à prendre ce regard ou des mots en apparence affectueux comme de tendres engagements , je n' ai jamais osé ni parler ni me taire à propos .
à force de sentiment ma parole était insignifiante , et mon silence devenait stupide .
J' avais sans doute trop de naïveté pour une société factice qui vit aux lumières , qui rend toutes ses pensées par des phrases convenues , ou par des mots que dicte la mode .
Puis je ne savais point parler en me taisant , ni me taire en parlant . Enfin , gardant en moi des feux qui me brûlaient , ayant une âme semblable à celles que les femmes souhaitent de rencontrer , en proie à cette exaltation dont elles sont avides , possédant l' énergie dont se vantent les sots , toutes les femmes m' ont été traîtreusement cruelles .

PEAU DE CHAGRIN (X, philo)
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