----- Revenir à l'écran précédent par la commande BACK -----

Un valet de chambre qui me chérissait , et à qui ma mère avait jadis constitué quatre cents francs de rente viagère , Jonathas me dit en quittant la maison d' où j' étais si souvent sorti joyeusement en voiture pendant mon enfance : " Soyez bien économe , monsieur Raphaël ! " Il pleurait , le bon homme . Tels sont , mon cher Émile , les événements qui maîtrisèrent ma destinée , modifièrent mon âme , et me placèrent jeune encore dans la plus fausse de toutes les situations sociales , dit Raphaël après avoir fait une pause .
Des liens de famille , mais faibles , m' attachaient à quelques maisons riches dont l' accès m' eût été interdit par ma fierté , si le mépris et l' indifférence ne m' en eussent déjà fermé les portes .
Quoique parent de personnes très influentes et prodigues de leur protection pour des étrangers , je n' avais ni parents ni protecteurs .
Sans cesse arrêtée dans ses expansions , mon âme s' était repliée sur elle - même . Plein de franchise et de naturel , je devais paraître froid , dissimulé ; le despotisme de mon père m' avait ôté toute confiance en moi ; j' étais timide et gauche , je ne croyais pas que ma voix put exercer le moindre empire , je me déplaisais , je me trouvais laid , j' avais honte de mon regard .
Malgré la voix intérieure qui doit soutenir les hommes de talent dans leurs luttes , et qui me criait : " Courage ! marche ! " malgré les révélations soudaines de ma puissance dans la solitude , malgré l' espoir dont j' étais animé en comparant les ouvrages nouveaux admirés du public à ceux qui voltigeaient dans ma pensée , je doutais de moi comme un enfant .
J' étais la proie d' une excessive ambition , je me croyais destiné à de grandes choses , et je me sentais dans le néant .
J' avais besoin des hommes , et je me trouvais sans amis .
Je devais me frayer une route dans le monde , et j' y restais seul , moins craintif que honteux .
Pendant l' année où je fus jeté par mon père dans le tourbillon de la grande société , j' y vins avec un coeur neuf , avec une âme fraîche . Comme tous les grands enfants , j' aspirai secrètement à de belles amours .

PEAU DE CHAGRIN (X, philo)
Page: 128