----- Revenir à l'écran précédent par la commande BACK -----

La Restauration , qui rendit à ma mère des biens considérables , ruina mon père . Ayant jadis acheté plusieurs terres données par l' Empereur à ses généraux et situées en pays étranger , il se battait depuis dix ans avec des liquidateurs et des diplomates , avec les tribunaux prussiens et bavarois pour se maintenir dans la possession contestée de ces malheureuses dotations .
Mon père me jeta dans la labyrinthe inextricable de ce vaste procès d' où dépendait notre avenir .
Nous pouvions être condamnés à restituer les revenus , ainsi que le prix de certaines coupes de bois faites de 1814 à 1816 ; dans ce cas , le bien de ma mère suffisait à peine pour sauver l' honneur de notre nom .
Ainsi , le jour où mon père parut en quelque sorte m' avoir émancipé , je tombai sous le joug le plus odieux . Je dus combattre comme sur un champ de bataille , travailler nuit et jour , aller voir des hommes d' État , tâcher de surprendre leur religion , tenter de les intéresser à notre affaire , les séduire , eux , leurs femmes , leurs valets , leurs chiens , et déguiser cet horrible métier sous des formes élégantes , sous d' agréables plaisanteries .
Je compris tous les chagrins dont l' empreinte flétrissait la figure de mon père .
Pendant une année environ , je menai donc en apparence la vie d' un homme du monde ; mais cette dissipation et mon empressement à me lier avec des parents en faveur ou avec des gens qui pouvaient nous être utiles , cachaient d' immenses travaux .
Mes divertissements étaient encore des plaidoiries , et mes conversations des mémoires .
Jusque - là , j' avais été vertueux par l' impossibilité de me livrer à mes passions de jeune homme ; mais craignant alors de causer la ruine de mon père ou la mienne par une négligence , je devins mon propre despote , et n' osai me permettre ni un plaisir ni une dépense .
Lorsque nous sommes jeunes , quand , à force de froissements , les hommes et les choses ne nous ont point encore enlevé cette délicate fleur de sentiment , cette verdeur de pensée , cette noble pureté de conscience qui ne nous laisse jamais transiger avec le mal , nous sentons vivement nos devoirs ; notre honneur parle haut et se fait écouter ; nous sommes francs et sans détour : ainsi étais - je alors .

PEAU DE CHAGRIN (X, philo)
Page: 126