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Le vieux marchand remit la lampe sur la colonne où il l' avait prise , en lançant au jeune homme un regard empreint d' une froide ironie qui semblait dire : " Il ne pense déjà plus à mourir . "
" Est - ce une plaisanterie , est - ce un mystère ? " demanda le jeune inconnu .
Le vieillard hocha de la tête et dit gravement : " Je ne saurais vous répondre . J' ai offert le terrible pouvoir que donne ce talisman à des hommes doués de plus d' énergie que vous ne paraissez en avoir ; mais , tout en se moquant de la problématique influence qu' il devait exercer sur leurs destinées futures , aucun n' a voulu se risquer à conclure ce contrat si fatalement proposé par je ne sais quelle puissance .
Je pense comme eux , j' ai douté , je me suis abstenu , et ...
- Et vous n' avez pas même essayé ? dit le jeune homme en l' interrompant .
- Essayer ! dit le vieillard . Si vous étiez sur la colonne de la place Vendôme , essaieriez - vous de vous jeter dans les airs ? Peut - on arrêter le cours de la vie ? L' homme a - t - il jamais pu scinder la mort ? Avant d' entrer dans ce cabinet , vous aviez résolu de vous suicider ; mais tout à coup un secret vous occupe et vous distrait de mourir .
Enfant ! Chacun de vos jours ne vous offrira - t - il pas une énigme plus intéressante que ne l' est celle - ci ? Écoutez - moi .
J' ai vu la cour licencieuse du régent . Comme vous , j' étais alors dans la misère , j' ai mendié mon pain ; néanmoins j' ai atteint l' âge de cent deux ans , et suis devenu millionnaire : le malheur m' a donné la fortune , l' ignorance m' a instruit .
Je vais vous révéler en peu de mots un grand mystère de la vie humaine . L' homme s' épuise par deux actes instinctivement accomplis qui tarissent les sources de son existence .
Deux verbes expriment toutes les formes que prennent ces deux causes de mort : VOULOIR et POUVOIR . Entre ces deux termes de l' action humaine , il est une autre formule dont s' emparent les sages , et je lui dois le bonheur et ma longévité .
Vouloir nous brûle et Pouvoir nous détruit ; mais SAVOIR laisse notre faible organisation dans un perpétuel état de calme .
Ainsi le désir ou le vouloir est mort en moi , tué par la pensée ; le mouvement ou le pouvoir s' est résolu par le jeu naturel de mes organes . En deux mots , j' ai placé ma vie , non dans le coeur qui se brise , non dans les sens qui s' émoussent ; mais dans le cerveau qui ne s' use pas et qui survit à tout .
PEAU DE CHAGRIN (X, philo)
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