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On ne les écrirait pas , mon cher père , nous les ferions , il vaut mieux les lire ... Il y a moins d' aventures dans ce temps - ci que sous Louis XIV et Louis XV , où l' on publiait moins de romans ... D' ailleurs , si vous avez lu les lettres , vous avez dû voir que je vous ai trouvé pour gendre le fils le plus respectueux , l' âme la plus angélique , la probité la plus sévère , et que nous nous aimons au moins autant que vous et ma mère vous vous aimiez ... Eh bien , je vous accorde que tout ne s' est pas exactement passé selon l' étiquette ; j' ai fait , si vous voulez , une faute ...
J' ai lu vos lettres , répéta le père en interrompant sa fille , ainsi je sais comment il t' a justifiée à tes propres yeux d' une démarche que pourrait se permettre une femme à qui la vie est connue et qu' une passion entraînerait , mais qui chez une jeune fille de vingt ans est une faute monstrueuse ...
Une faute pour des bourgeois , pour des Gobenheim compassés , qui mesurent la vie à l' équerre ... Ne sortons pas du monde artiste et poétique , papa ... Nous sommes , nous autres jeunes filles , entre deux systèmes : laisser voir par des minauderies à un homme que nous l' aimons , ou aller franchement à lui ... Ce dernier parti n' est - il pas bien grand , bien noble ? Nous autres jeunes filles françaises , nous sommes livrées par nos familles comme des marchandises , à trois mois , quelquefois fin courant , comme Mlle Vilquin ; mais en Angleterre , en Suisse , en Allemagne , on se marie à peu près d' après le système que j' ai suivi ... Qu' avez - vous à répondre ? Ne suis - je pas un peu allemande ?
Enfant ! s' écria le colonel en regardant sa fille , la supériorité de la France vient de son bon sens , de la logique à laquelle sa belle langue y condamne l' esprit ; elle est la Raison du monde ! l' Angleterre et l' Allemagne sont romanesques en ce point de leurs moeurs ; et , encore , les grandes familles y suivent - elles nos lois .
Vous ne voudrez donc jamais penser que vos parents , à qui la vie est bien connue , ont la charge de vos âmes et de votre bonheur , qu' ils doivent vous faire éviter les écueils du monde ! ... Mon Dieu ! dit - il , est - ce leur faute , est - ce la nôtre ? Doit - on tenir ses enfants sous un joug de fer ? Devons - nous être punis de cette tendresse qui nous les fait rendre heureux , qui les met malheureusement à même notre coeur ? ... "
Modeste observa son père du coin de l' oeil , en entendant cette espèce d' invocation dite avec des larmes dans la voix .

MODESTE MIGNON (I, privé)
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