----- Revenir à l'écran précédent par la commande BACK -----

IX
à MONSIEUR DE CANALIS
" Mon ami , votre lettre m' a fait autant de chagrin que de plaisir . Peut - être aurons - nous bientôt tout plaisir en nous lisant . Comprenez - moi bien . On parle à Dieu , nous lui demandons une foule de choses , il reste muet .
Moi je veux trouver en vous les réponses que Dieu ne nous fait pas . L' amitié de Mlle de Gournay et de Montaigne ne peut - elle se recommencer ? Ne connaissez - vous pas le ménage de Sismonde de Sismondi à Genève , le plus touchant intérieur qu' on connaisse et dont on m' a parlé , quelque chose comme le marquis et la marquise de Pescaire heureux jusque dans leur vieillesse ? Mon Dieu ! serait - il impossible qu' il existât , comme dans une symphonie , deux harpes qui , à distance , se répondent , vibrent , et produisent une délicieuse mélodie ? L' homme , seul dans la création , est à la fois la harpe , le musicien et l' écouteur .
Me voyez - vous inquiète à la manière des femmes ordinaires ? Ne sais - je pas que vous allez dans le monde , que vous y voyez les plus belles et les plus spirituelles femmes de Paris ? Ne puis - je présumer qu' une de ces sirènes daigne vous enlacer de ses froides écailles , et qu' elle a fait la réponse dont les prosaïques considérations m' attristent ? Il est , mon ami , quelque chose de plus beau que ces fleurs de la coquetterie parisienne , il existe une fleur qui croît en haut de ces pics alpestres , nommés hommes de génie , l' orgueil de l' humanité qu' ils fécondent en y versant les nuages puisés avec leurs têtes dans les cieux ; cette fleur , je la veux cultiver et faire épanouir , car ses sauvages et doux parfums ne nous manqueront jamais , ils sont éternels .
Faites - moi l' honneur de ne croire à rien de vulgaire en moi .
Si j' eusse été Bettina , car je sais à qui vous avez fait allusion , je n' aurais jamais été Mme d' Arnim ; et si j' avais été l' une des femmes de lord Byron , je serais à cette heure dans un couvent .
Vous m' avez atteinte à l' endroit sensible .
Vous ne me connaissez pas , vous me connaîtrez .
Je sens en moi quelque chose de sublime dont on peut parler sans vanité .

MODESTE MIGNON (I, privé)
Page: 543