----- Revenir à l'écran précédent par la commande BACK -----

Recevez encore des remerciements pour le service que vous m' avez rendu , en m' obligeant à me sonder le coeur ; car vous avez rectifié chez moi cette erreur assez commune en France que le mariage est un moyen de fortune . Au milieu des troubles de ma conscience , une voix sainte m' a parlé . Je me suis juré solennellement à moi - même de faire ma fortune à moi seul , afin de n' être pas déterminé dans le choix d' une compagne par des motifs cupides .
Enfin j' ai blâmé , j' ai réprimé la curiosité malséante que vous aviez excitée en moi . Vous n' avez pas six millions .
Il n' y a pas d' incognito possible , au Havre , pour une jeune personne qui posséderait une pareille fortune , et vous seriez trahie par cette meute des familles de la Pairie que je vois à la chasse des héritières à Paris et qui jette le grand écuyer chez vos Vilquin .
Ainsi les sentiments que je vous exprime ont été conçus , abstraction faite de tout roman ou de la vérité , comme une règle absolue .
Prouvez - moi maintenant que vous avez une de ces âmes auxquelles on passe la désobéissance à la loi commune , vous donnerez alors raison dans votre esprit à cette seconde comme à ma première lettre . Destinée à la vie bourgeoise , obéissez à la loi de fer qui maintient la société .
Femme supérieure , je vous admire ; mais si vous voulez obéir à l' instinct que vous devez réprimer , je vous plains : ainsi le veut l' État social .
L' admirable morale de l' épopée domestique intitulée Clarisse Harlowe est que l' amour légitime et honnête de la victime la mène à sa perte , parce qu' il se conçcoit , se développe et se poursuit malgré la famille .
La Famille , quelque sotte et cruelle qu' elle soit , a raison contre Lovelace . La Famille , c' est la Société . Croyez - moi , pour une fille , comme pour une femme , la gloire sera toujours d' enfermer dans la sphère des convenances les plus serrées ses ardents caprices .
Si j' avais une fille qui dût être Mme de Staël , je lui souhaiterais la mort à quinze ans . Supposez - vous votre fille exposée sur les tréteaux de la Gloire , et paradant pour obtenir les hommages de la foule , sans éprouver mille cuisants regrets ? à quelque hauteur qu' une femme se soit élevée par la poésie secrète de ses rêves , elle doit sacrifier ses supériorités sur l' autel de la famille .
Ses élans , son génie , ses aspirations vers le bien , vers le sublime , tout le poème de la jeune fille appartient à l' homme qu' elle accepte , aux enfants qu' elle aura .

MODESTE MIGNON (I, privé)
Page: 533