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Tous les écrivains ne sont pas des anges , ils ont des défauts . Il en est de légers , d' étourdis , de fats d' ambitieux , de débauchés ; et , quelque imposante que soit l' innocence , quelque chevaleresque que soit le poète français , à Pars , vous pourriez rencontrer plus d' un ménestrel dégénéré , prêt à cultiver votre affection pour la tromper . Votre lettre serait alors interprétée autrement que je ne l' ai fait . On y verrait une pensée que vous n' y avez pas mise , et que , dans votre innocence , vous ne soupçonnez point . Autant d' auteurs , autant de caractères .
Je suis excessivement flatté que vous m' ayez jugé digne de vous comprendre ; mais si vous étiez tombée sur un talent hypocrite , sur un railleur dont les livres sont mélancoliques et dont la vie est un carnaval continuel , vous auriez pu trouver au dénouement de votre sublime imprudence un méchant homme , quelque habitué des coulisses , ou un héros d' estaminet ! Vous ne sentez pas , sous les berceaux de clématite où vous méditez sur les poésies , l' odeur du cigare qui dépoétise les manuscrits ; de même qu' en allant au bal , parée des oeuvres resplendissantes du joaillier , vous ne pensez pas aux bras nerveux , aux ouvriers en veste , aux ignobles ateliers d' où s' élancent , radieuses , ces fleurs du travail .
Allons plus loin ? ... En quoi la vie rêveuse et solitaire que vous menez , sans doute au bord de la mer , peut - elle intéresser un poète dont la mission est de tout deviner , puisqu' il doit tout peindre ? Nos jeunes filles à nous sont tellement accomplies , que nulle des filles d' Eve ne peut lutter avec elles ! Quelle Réalité valut jamais le Rêve ? Maintenant , que gagnerez - vous , vous , jeune fille élevée à devenir une sage mère de famille , en vous initiant aux agitations terribles de la vie des poètes dans cette affreuse capitale , qui ne peut se définir que par ces mots : Un enfer qu' on aime ! Si c' est le désir d' animer votre monotone existence de jeune fille curieuse qui vous a mis la plume à la main , ceci n' a - t - il pas l' apparence d' une dépravation ? Quel sens prêterai - je à votre lettre ? êtes - vous d' une caste réprouvée , et cherchez - vous un ami loin de vous ? êtes - vous affligée de laideur et vous sentez - vous une belle âme sans confident ? Hélas ! triste conclusion : vous avez fait trop ou pas assez .
Ou restons - en là , ou , si vous continuez , dites - m' en plus que dans la lettre que vous m' avez écrite .
Mais , mademoiselle , si vous êtes jeune , si vous êtes belle , si vous avez une famille , si vous vous sentez au coeur un nard céleste à répandre , comme fit Madeleine aux pieds de Jésus , laissez - vous apprécier par un homme digne de vous , et devenez ce que doit être toute bonne jeune fille : une excellente femme , une vertueuse mère de famille .

MODESTE MIGNON (I, privé)
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