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Elle ne sentit pas son corps , elle plana dans la nature ! La terre fléchissait sous ses pieds . Admirant l' institution de la Poste , elle suivit sa petite feuille de papier dans l' espace , elle se sentit heureuse , comme on est heureux à vingt ans du premier exercice de son vouloir . Elle était occupée , possédée comme au Moyen Age . Elle se figura l' appartement le cabinet du poète , elle le vit décachetant sa lettre , et elle faisait des suppositions par myriades .
Après avoir esquissé la poésie , il est nécessaire de donner ici le profil du poète . Canalis est un petit homme sec , de tournure aristocratique , brun , doué d' une figure vituline et d' une tête un peu menue , comme celle des hommes qui ont plus de vanité que d' orgueil .
Il aime le luxe , l' éclat , la grandeur . La fortune est un besoin pour lui plus que pour tout autre . Fier de sa noblesse , autant que de son talent , il a tué ses ancêtres par trop de prétentions dans le présent .
Après tout , les Canalis ne sont ni les Navarreins , ni les Cadignan , ni les Grandlieu , ni les Nègrepelisse . Et , cependant , la nature a bien servi ses prétentions .
Il a ces yeux d' un éclat oriental qu' on demande aux poètes , une finesse assez jolie dans les manières , une voix vibrante ; mais un charlatanisme naturel détruit presque ces avantages .
Il est comédien de bonne foi . S' il avance un pied très élégant , il en a pris l' habitude . S' il a des formules déclamatoires , elles sont à lui . S' il se pose dramatiquement , il a fait de son maintien une seconde nature .
Ces espèces de défauts concordent à une générosité constante , à ce qu' il faut nommer le paladinage , en contraste avec la chevalerie . Canalis n' a pas assez de foi pour être don Quichotte ; mais il a trop d' élévation pour ne pas toujours se mettre dans le beau côté des questions .
Cette poésie , qui fait ses éruptions miliaires à tout propos , nuit beaucoup à ce poète qui ne manque pas d' ailleurs d' esprit , mais que son talent empêche de déployer son esprit ; il et dominé par sa réputation , il vise à paraître plus grand qu' elle .
Ainsi , comme il arrive très souvent , l' homme est en désaccord complet avec les produits de sa pensée .
Ces morceaux câlins , naïfs , pleins de tendresse , ces vers calmes , purs comme la glace des lacs , cette caressante poésie femelle a pour auteur un petit ambitieux , serré dans son frac , à tournure de diplomate , rêvant une influence politique , aristocrate à en puer , musqué , prétentieux , ayant soif d' une fortune afin de posséder la rente nécessaire à son ambition , déjà gâté par le succès sous sa double forme : la couronne de laurier et la couronne de myrte .

MODESTE MIGNON (I, privé)
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