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A la période affamée de ses lectures , succéda , chez Modeste , le jeu de cette étrange faculté donnée aux imaginations vives de se faire acteur dans une vie arrangée comme dans un rêve ; de se représenter les choses désirées avec une impression si mordante qu' elle touche à la réalité , de jouir enfin par la pensée , de dévorer tout jusqu' aux années , de se marier , de se voir vieux , d' assister à son convoi comme Charles Quint , de jouer enfin en soi - même la comédie de la vie , et au besoin celle de la mort .
Modeste jouait , elle , la comédie de l' amour .
Elle se supposait adorée à ses souhaits , en passant par toutes les phases sociales . Devenue l' héroïne d' un roman noir , elle aimait , soit le bourreau , soit quelque scélérat qui finissait sur l' échafaud , ou , comme sa soeur , un jeune élégant sans le sou qui n' avait de démêlés qu' avec la Sixième Chambre .
Elle se supposait courtisane , et se moquait des hommes au milieu de fêtes continuelles , comme Ninon .
Elle menait tour à tour la vie d' une aventurière , ou celle d' une actrice applaudie , épuisant les hasards de Gil Blas et les triomphes des Pasta , des Malibran , des Florine .
Lassée d' horreurs , elle revenait à la vie réelle . Elle se mariait avec un notaire , elle mangeait le pain bis d' une vie honnête , elle se voyait en Mme Latournelle . Elle acceptait une existence pénible , elle supportait les tracas d' une fortune à faire ; puis , elle recommençait les romans : elle était aimée pour sa beauté ; un fils de pair de France , jeune homme excentrique , artiste , devinait son coeur , et reconnaissait l' étoile que le génie des Staël avait mise à son front .
Enfin , son père revenait riche à millions .
Autorisée par son expérience , elle soumettait ses amants à des épreuves , où elle gardait son indépendance , elle possédait un magnifique château , des gens , des voitures , tout ce que le luxe a de plus curieux , et elle mystifiait ses prétendus jusqu' à ce qu' elle eût quarante ans , âge auquel elle prenait un parti .
Cette édition des Mille et une Nuit , tirée à un exemplaire , dura près d' une année , et fit connaître à Modeste la satiété par la pensée .
Elle tint trop souvent la vie dans le creux de sa main , elle se dit philosophiquement et avec trop d' amertume , avec trop de sérieux et trop souvent : " Eh bien , après ? ... " pour ne pas se plonger jusqu' à la ceinture en ce profond dégoût dans lequel tombent les hommes de génie empressés de s' en retirer par les immenses travaux de l' oeuvre à laquelle ils se vouent .

MODESTE MIGNON (I, privé)
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