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Quelquefois j' ai surpris la pauvre fille pleurant à l' aspect de certains tableaux qui se dessinent dans nos montagnes au coucher du soleil , quand de nombreux et magnifiques nuages se rassemblent au - dessus de nos cimes d' or : " Pourquoi pleurez - vous , ma petite ? lui disais - je . - Je ne sais pas , monsieur , me répondait - elle , je suis là comme une hébétée à regarder là - haut , et j' ignore où je suis , à force de voir . - Mais que voyez - vous donc ? - Monsieur , je ne puis vous le dire .
" Vous auriez beau la questionner alors pendant toute la soirée , vous n' en obtiendriez pas une seule parole ; mais elle vous lancerait des regards pleins de pensées , ou resterait les yeux humides , à demi silencieuse , visiblement recueillie .
Son recueillement est si profond qu' il se communique ; du moins elle agit alors sur moi comme un nuage trop chargé d' électricité .
Un jour je l' ai pressée de questions , je voulais à toute force la faire causer et je lui dis quelques mots un peu trop vifs ; eh bien , monsieur , elle s' est mise à fondre en larmes .
En d' autres moments , la Fosseuse est gaie , avenante , rieuse , agissante , spirituelle ; elle cause avec plaisir , exprime des idées neuves , originales . Incapable d' ailleurs de se livrer à aucune espèce de travail suivi : quand elle allait aux champs elle demeurait pendant des heures entières occupée à regarder une fleur , à voir couler l' eau , à examiner les pittoresques merveilles qui se trouvent sous les ruisseaux clairs et tranquilles , ces jolies mosaïques composées de cailloux , de terre , de sable , de plantes aquatiques , de mousse , de sédiments bruns dont les couleurs sont si douces , dont les tons offrent de si curieux contrastes .
Lorsque je suis venu dans ce pays , la pauvre fille mourait de faim ; humiliée d' accepter le pain d' autrui , elle n' avait recours à la charité publique qu' au moment où elle y était contrainte par une extrême souffrance .
Souvent sa honte lui donnait de l' énergie , pendant quelques jours elle travaillait à la terre ; mais bientôt épuisée , une maladie la forçait d' abandonner son ouvrage commencé .
A peine rétablie , elle entrait dans quelque ferme aux environs en demandant à y prendre soin des bestiaux ; mais après s' y être acquittée de ses fonctions avec intelligence , elle en sortait sans dire pourquoi .
Son labeur journalier était sans doute un joug trop pesant pour elle , qui est toute indépendance et tout caprice .
Elle se mettait alors à chercher des truffes ou des champignons , et les allait vendre à Grenoble .

MEDECIN DE CAMPAGNE (IX, campagn)
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