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- Eh bien , dites - moi ce qui vous a le plus ému . N' ayez pas peur , allez ! je ne croirai pas que vous manquiez de modestie quand même vous me diriez quelque trait d' héroïsme . Lorsqu' un homme est bien sûr d' être compris par ceux auxquels il se confie , ne doit - il pas éprouver une sorte de plaisir à dire : J' ai fait cela .
- Eh bien , je vais vous raconter une particularité qui me cause quelquefois des remords . Pendant les quinze années que nous nous sommes battus , il ne m' est pas arrivé une seule fois de tuer un homme hors le cas de légitime défense .
Nous sommes en ligne , nous chargeons ; si nous ne renversons pas ceux qui sont devant nous , ils ne nous demandent pas permission pour nous saigner ; donc il faut tuer pour ne pas être démoli , la conscience est tranquille .
Mais , mon cher monsieur , il m' est arrivé de casser les reins à un camarade dans une circonstance particulière . Par réflexion , la chose m' a fait de la peine , et la grimace de cet homme me revient quelquefois .
Vous allez en juger ? ... C' était pendant la retraite de Moscou . Nous avions plus l' air d' être un troupeau de boeufs harassés que d' être la Grande Armée .
Adieu la discipline et les drapeaux ! chacun était son maître , et l' Empereur , on peut le dire , a su là où finissait son pouvoir . En arrivant à Studzianka , petit village au - dessus de la Berezina , nous trouvâmes des granges , des cabanes à démolir , des pommes de terre enterrées et quelques betteraves .
Depuis quelque temps nous n' avions rencontré ni maisons ni mangeaille , l' armée a fait bombance .
Les premiers venus , comme vous pensez , ont tout mangé . Je suis arrivé un des derniers . Heureusement pour moi je n' avais faim que de sommeil . J' avise une grange , j' y entre , j' y vois une vingtaine de généraux , des officiers supérieurs , tous hommes , sans les flatter , de grand mérite : Junot , Narbonne , l' aide de camp de l' Empereur , enfin les grosses têtes de l' armée .
Il y avait aussi de simples soldats qui n' auraient pas donné leur lit de paille à un maréchal de France .
Les uns dormaient debout , appuyés contre le mur faute de place , les autres étaient étendus à terre , et tous si bien pressés les uns contre les autres afin de se tenir chaud , que je cherche vainement un coin pour m' y mettre .
Me voilà marchant sur ce plancher d' hommes : les uns grognaient , les autres ne disaient rien , mais personne ne se dérangeait .

MEDECIN DE CAMPAGNE (IX, campagn)
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