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Hélas ! nous avons tous dans la vie un Golgotha où nous laissons nos trente - trois premières années en recevant un coup de lance au coeur , en sentant sur notre tête la couronne d' épines qui remplace la couronne de roses : cette colline devait être pour moi le mont des expiations . Nous étions suivis d' une foule immense accourue pour dire les regrets de cette vallée où elle avait enterré dans le silence une foule de belles actions . On sut par Manette , sa confidente , que pour secourir les pauvres elle économisait sur sa toilette , quand ses épargnes ne suffisaient plus .
C' était des enfants nus habillés , des layettes envoyées , des mères secourues , des sacs de blé payés aux meuniers en hiver pour des vieillards impotents , une vache donnée à propos à quelque pauvre ménage , enfin les oeuvres de la chrétienne , de la mère et de la châtelaine , puis des dots offertes à propos pour unir des couples qui s' aimaient , et des remplacements payés à des jeunes gens tombés au sort , touchantes offrandes de la femme aimante qui disait : " Le bonheur des autres est la consolation de ceux qui ne peuvent plus être heureux .
" Ces choses contées à toutes les veillées depuis trois jours avaient rendu la foule immense .
Je marchais avec Jacques et les deux abbés derrière le cercueil .
Suivant l' usage , ni Madeleine , ni le comte n' étaient avec nous , ils demeuraient seuls à Clochegourde .
Manette voulut absolument venir .
" Pauvre Madame ! Pauvre Madame ! La voilà heureuse " , entendis - je à plusieurs reprises à travers ses sanglots .
Au moment où le cortège quitta la chaussée des moulins , il y eut un gémissement unanime mêlé de pleurs qui semblait faire croire que cette vallée pleurait son âme . L' église était pleine de monde . Après le service , nous allâmes au cimetière où elle devait être enterrée près de la croix .
Quand j' entendis rouler les cailloux et le gravier de la terre sur le cercueil , mon courage m' abandonna , je chancelai , je priai les deux Martineau de me soutenir , et ils me conduisirent mourant jusqu' au château de Saché ; les maîtres m' offrirent poliment un asile que j' acceptai .
Je vous l' avoue , je ne voulus point retourner à Clochegourde , il me répugnait de me retrouver à Frapesle d' où je pouvais voir le castel d' Henriette .
Là , j' étais près d' elle . Je demeurai quelques jours dans une chambre dont les fenêtres donnent sur ce vallon tranquille et solitaire dont je vous ai parlé .

LYS DANS LA VALLEE (IX, campagn)
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