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Les faiblesses humaines sont essentiellement lâches , elles ne comportent ni paix ni trêve ; ce que vous leur avez accordé hier , elles l' exigent aujourd' hui , demain et toujours ; elles s' établissent dans les concessions et les étendent . La puissance est clémente , elle se rend à l' évidence , elle est juste et paisible ; tandis que les passions engendrées par la faiblesse sont impitoyables ; elles sont heureuses quand elles peuvent agir à la manière des enfants qui préfèrent les fruits volés en secret à ceux qu' ils peuvent manger à table ; ainsi M .
de Mortsauf éprouve une joie véritable à me surprendre ; et lui qui ne tromperait personne me trompe avec délices , pourvu que la ruse reste dans le for intérieur .
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Un mois environ après mon arrivée , un matin , en sortant de déjeuner , la comtesse me prit le bras , se sauva par une porte à claire - voie qui donnait dans le verger , et m' entraîna vivement dans les vignes .
" Ah ! il me tuera , dit - elle . Cependant je veux vivre , ne fût - ce que pour mes enfants ! Comment , pas un jour de relâche ! Toujours marcher dans les broussailles , manquer de tomber à tout moment , et à tout moment rassembler ses forces pour garder son équilibre .
Aucune créature ne saurait suffire à de telles dépenses d' énergie . Si je connaissais bien le terrain sur lequel doivent porter mes efforts , si ma résistance était déterminée , l' âme s' y plierait ; mais non , chaque jour l' attaque change de caractère , et me surprend sans défense ; ma douleur n' est pas une , elle est multiple .
Félix , Félix , vous ne sauriez imaginer quelle forme odieuse a prise sa tyrannie , et quelles sauvages exigences lui ont suggérées ses livres de médecine .
Oh ! mon ami ... , dit - elle en appuyant sa tête sur mes épaules , sans achever sa confidence .
Que devenir , que faire ? reprit - elle en se débattant contre les pensées qu' elle n' avait pas exprimées . Comment résister ? Il me tuera . Non , je me tuerai moi - même , et c' est un crime cependant ! M' enfuir ? et mes enfants ! Me séparer ? mais comment , après quinze ans de mariage , dire à mon père que je ne puis demeurer avec M .
de Mortsauf , quand , si mon père ou ma mère viennent , il sera posé , sage , poli , spirituel .
D' ailleurs les femmes mariées ont - elles des pères , ont - elles des mères ? elles appartiennent corps et biens à leurs maris . Je vivais tranquille , sinon heureuse , je puisais quelques forces dans ma chaste solitude , je l' avoue ; mais si je suis privée de ce bonheur négatif , je deviendrai folle aussi moi .
Ma résistance est fondée sur de puissantes raisons qui ne me sont pas personnelles .

LYS DANS LA VALLEE (IX, campagn)
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