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Malgré mes interrogations sur ses chevaux , sur la situation de ses affaires agricoles , s' il était content de ses cinq fermes , s' il couperait les arbres d' une vieille avenue , il en revenait toujours à la politique avec une taquinerie de vieille fille et une persistance d' enfant , car ces sortes d' esprits se heurtent volontiers aux endroits où brille la lumière , ils y retournent toujours en bourdonnant sans rien pénétrer , et fatiguent l' âme comme les grosses mouches fatiguent l' oreille en fredonnant le long des vitres . Henriette se taisait . Pour éteindre cette conversation que la chaleur du jeune âge pouvait enflammer , je répondis par des monosyllabes approbatifs en évitant ainsi d' inutiles discussions ; mais M .
de Mortsauf avait beaucoup trop d' esprit pour ne pas sentir tout ce que ma politesse avait d' injurieux .
Au moment où , fâché d' avoir toujours raison , il se cabra , ses sourcils et les rides de son front jouèrent , ses yeux jaunes éclatèrent , son nez ensanglanté se colora davantage , comme le jour où , pour la première fois , je fus témoin d' un de ses accès de démence ; Henriette me jeta des regards suppliants en me faisant comprendre qu' elle ne pouvait déployer en ma faveur l' autorité dont elle usait pour justifier ou pour défendre ses enfants .
Je répondis alors au comte en le prenant au sérieux et maniant avec une excessive adresse son esprit ombrageux .
" Pauvre cher , pauvre cher ! " disait - elle en murmurant plusieurs fois ces deux mots qui arrivaient à mon oreille comme une brise . Puis quand elle crut pouvoir intervenir avec succès , elle nous dit en s' arrêtant : " Savez - vous , messieurs , que vous êtes parfaitement ennuyeux ? "
Ramené par cette interrogation à la chevaleresque obéissance due aux femmes , le comte cessa de parler politique ; nous l' ennuyâmes à notre tour en disant des riens , et il nous laissa libres de nous promener en prétendant que la tête lui tournait à parcourir ainsi continuellement le même espace .
Mes tristes conjectures étaient vraies . Les doux paysages , la tiède atmosphère , le beau ciel , l' enivrante poésie de cette vallée qui , pendant quinze ans , avait calmé les lancinantes fantaisies de ce malade , étaient impuissants aujourd' hui .
à l' époque de la vie où chez les autres hommes les aspérités se fondent et les angles s' émoussent , le caractère du vieux gentilhomme était encore devenu plus agressif que par le passé .

LYS DANS LA VALLEE (IX, campagn)
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