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Peut - être aussi n' eut - il pas la force d' abdiquer son nom , pour gagner son pain dans les sueurs d' un travail méprisé . Ses espérances toujours appointées au lendemain , et peut - être aussi l' honneur , l' empêchèrent de se mettre au service des puissances étrangères . La souffrance mina son courage . De longues courses entreprises à pied sans nourriture suffisante , sur des espoirs toujours déçus , altérèrent sa santé , découragèrent son âme .
Par degrés son dénuement devint extrême . Si pour beaucoup d' hommes la misère est un tonique , il en est d' autres pour qui elle est un dissolvant , et le comte fut de ceux - ci .
En pensant à ce pauvre gentilhomme de Touraine allant et couchant par les chemins de la Hongrie , partageant un quartier de mouton avec les bergers du prince Esterhazy , auxquels le voyageur demandait le pain que le gentilhomme n' aurait pas accepté du maître , et qu' il refusa maintes fois des mains ennemies de la France , je n' ai jamais senti dans mon coeur de fiel pour l' émigré , même quand je le vis ridicule dans le triomphe .
Les cheveux blancs de M .
de Mortsauf m' avaient dit d' épouvantables douleurs , et je sympathise trop avec les exilés pour pouvoir les juger .
La gaieté française et tourangelle succomba chez le comte ; il devint morose , tomba malade , et fut soigné par charité dans je ne sais quel hospice allemand . Sa maladie était une inflammation du mésentère , cas souvent mortel , mais dont la guérison entraîne des changements d' humeur , et cause presque toujours l' hypocondrie .
Ses amours , ensevelis dans le plus profond de son âme , et que moi seul ai découverts , furent des amours de bas étage , qui n' attaquèrent pas seulement sa vie , ils en ruinèrent encore l' avenir .
Après douze ans de misères , il tourna les yeux vers la France où le décret de Napoléon lui permit de rentrer .
Quand en passant le Rhin le piéton souffrant aperçut le clocher de Strasbourg par une belle soirée , il défaillit . " La France ! France ! Je criai : Voilà la France ! me dit - il , comme un enfant crie : Ma mère ! quand il est blessé .
" Riche avant de naître , il se trouvait pauvre ; fait pour commander un régiment ou gouverner l' État , il était sans autorité , sans avenir ; né sain et robuste , il revenait infirme et tout usé .
Sans instruction au milieu d' un pays où les hommes et les choses avaient grandi , nécessairement sans influence possible , il se vit dépouillé de tout , même de ses forces corporelles et morales .

LYS DANS LA VALLEE (IX, campagn)
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