----- Revenir à l'écran précédent par la commande BACK -----
Je continuai d' écrire à Mme de Mortsauf comme si j' étais toujours le même enfant au méchant petit habit bleu qu' elle aimait tant ; mais , je l' avoue , son don de seconde vue m' épouvantait quand je pensais aux désastres qu' une indiscrétion pouvait causer dans le joli château de mes espérances . Souvent , au milieu de mes joies , une soudaine douleur me glaçait , j' entendais le nom d' Henriette prononcé par une voix d' en haut comme le : " Caïn , où est Abel ? " de l' Écriture .
Mes lettres restèrent sans réponse . Je fus saisi d' une horrible inquiétude , je voulus partir pour Clochegourde . Arabelle ne s' y opposa point , mais elle parla naturellement de m' accompagner en Touraine .
Son caprice aiguisé par la difficulté , ses pressentiments justifiés par un bonheur inespéré , tout avait engendré chez elle un amour réel qu' elle désirait rendre unique . Son génie de femme lui fit apercevoir dans ce voyage un moyen de me détacher entièrement de Mme de Mortsauf ; tandis que , aveuglé par la peur , emporté par la naïveté de la passion vraie , je ne vis pas le piège où j' allais être pris .
Lady Dudley proposa les concessions les plus humbles et prévint toutes les objections .
Elle consentit à demeurer près de Tours , à la campagne , inconnue , déguisée , sans sortir le jour , et à choisir pour nos rendez - vous les heures de la nuit où personne ne pouvait nous rencontrer .
Je partis de Tours à cheval pour Clochegourde . J' avais mes raisons en y venant ainsi , car il me fallait pour mes excursions nocturnes un cheval , et le mien était un cheval arabe que lady Esther Stanhope avait envoyé à la marquise , et qu' elle m' avait échangé contre ce fameux tableau de Rembrandt , qu' elle a dans son salon à Londres , et que j' ai si singulièrement obtenu .
Je pris le chemin que j' avais parcouru pédestrement six ans auparavant , et m' arrêtai sous le noyer .
De là , je vis Mme de Mortsauf en robe blanche au bord de la terrasse .
Aussitôt je m' élançai vers elle avec la rapidité de l' éclair , et fus en quelques minutes au bas du mur , après avoir franchi la distance en droite ligne , comme s' il s' agissait d' une course au clocher .
Elle entendit les bonds prodigieux de l' hirondelle du désert , et , quand je l' arrêtai net au coin de la terrasse , elle me dit : " Ah ! vous voilà ! "
Ces trois mots me foudroyèrent . Elle savait mon aventure . Qui la lui avait apprise ? sa mère , de qui plus tard elle me montra la lettre odieuse ! La faiblesse indifférente de cette voix , jadis si pleine de vie , la pâleur mate du son révélaient une douleur mûrie , exhalaient je ne sais quelle odeur de fleurs coupées sans retour .
LYS DANS LA VALLEE (IX, campagn)
Page:1149