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Ainsi , lorsque je vous rencontrai , j' eus le pressentiment d' une nature angélique , je respirai l' air favorable à ma brûlante poitrine , j' entendis en moi cette voix qui ne trompe jamais , et qui m' avertissait d' une vie heureuse ; mais apercevant aussi toutes les barrières qui nous séparaient , je devinai pour la première fois les préjugés du monde , je les compris alors dans toute l' étendue de leur petitesse , et les obstacles m' effrayèrent encore plus que la vue du bonheur ne m' exaltait : aussitôt , je ressentis cette réaction terrible par laquelle mon âme expansive est refoulée sur elle - même , le sourire que vous aviez fait naître sur mes lèvres se changea tout à coup en contraction amère et je tâchai de rester froid pendant que mon sang bouillonnait agité par mille sentiments contraires .
Enfin , je reconnus cette sensation mordante à laquelle vingt - trois années pleines de soupirs réprimés et d' expansions trahies ne m' ont pas encore habitué . Eh bien , Pauline , le regard par lequel vous m' avez annoncé le bonheur a tout à coup réchauffé ma vie et changé mes misères en félicités .
Je voudrais maintenant avoir souffert davantage . Mon amour s' est trouvé grand tout à coup .
Mon âme était un vaste pays auquel manquaient les bienfaits du soleil , et votre regard y a jeté soudain la lumière . Chère providence ! vous serez tout pour moi , pauvre orphelin qui n' ai d' autre parent que mon oncle .
Vous serez toute ma famille , comme vous êtes déjà ma seule richesse , et le monde entier pour moi . Ne m' avez - vous pas jeté toutes les fortunes de l' homme par ce chaste , par ce prodigue , par ce timide regard ? Oui , vous m' avez donné une confiance , une audace incroyables .
Je puis tout tenter maintenant . J' étais revenu à Blois , découragé . Cinq ans d' études au milieu de Paris m' avaient montré le monde comme une prison .
Je concevais des sciences entières et n' osais en parler . La gloire me semblait un charlatanisme auquel une âme vraiment grande ne devait pas se prêter .
Mes idées ne pouvaient donc passer que sous la protection d' un homme assez hardi pour monter sur les tréteaux de la Presse , et parler d' une voix haute aux niais qu' il méprise . Cette intrépidité me manquait .
J' allais , brisé par les arrêts de cette foule , désespérant d' être jamais écouté par elle . J' étais et trop bas et trop haut ! Je dévorais mes pensées comme d' autres dévorent leurs humiliations .
J' en étais arrivé à mépriser la science , en lui reprochant de ne rien ajouter au bonheur réel . Mais depuis hier , en moi tout est changé . Pour vous je convoite les palmes de la gloire et tous les triomphes du talent .
Je veux , en apportant ma tête sur vos genoux , y faire reposer les regards du monde , comme je veux mettre dans mon amour toutes les idées , tous les pouvoirs ! La plus immense des renommées est un bien que nulle puissance autre que celle du génie ne saurait créer .
Eh bien , je puis , si je le veux , vous faire un lit de lauriers .
LOUIS LAMBERT (XI, philo)
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