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Quand nous fûmes arrivés sur la colline d' où nous pouvions contempler et le château assis à mi - côte , et la vallée tortueuse où brille la rivière en serpentant dans une prairie gracieusement échancrée , admirable paysage , un de ceux auxquels les vives sensations du jeune âge , ou celles de l' amour , ont imprimé tant de charmes , que plus tard il ne faut jamais les aller revoir , Louis Lambert me dit : " Mais j' ai vu cela cette nuit en rêve ! " Il reconnut et le bouquet d' arbres sous lequel nous étions , et la disposition des feuillages , la couleur des eaux , les tourelles du château , les accidents , les lointains , enfin tous les détails du site qu' il apercevait pour la première fois .
Nous étions bien enfants l' un et l' autre ; moi du moins , qui n' avais que treize ans ; car , à quinze ans , Louis pouvait avoir la profondeur d' un homme de génie ; mais à cette époque nous étions tous deux incapables de mensonge dans les moindres actes de notre vie d' amitié .
Si Lambert pressentait d' ailleurs par la toute - puissance de sa pensée l' importance des faits , il était loin de deviner d' abord leur entière portée ; aussi commença - t - il par être étonné de celui - ci .
Je lui demandai s' il n' était pas venu à Rochambeau pendant son enfance , ma question le frappa ; mais , après avoir consulté ses souvenirs , il me répondit négativement .
Cet événement , dont l' analogue peut se retrouver dans les phénomènes du sommeil de beaucoup d' hommes , fera comprendre les premiers talents de Lambert ; en effet , il sut en déduire tout un système , en s' emparant , comme fit Cuvier dans un autre ordre de choses , d' un fragment de pensée pour reconstruire toute une création .
En ce moment nous nous assîmes tous deux sous une vieille truisse de chêne ; puis , après quelques moments de réflexion , Louis me dit : " Si le paysage n' est pas venu vers moi , ce qui serait absurde à penser , j' y suis donc venu .
Si j' étais ici pendant que je dormais dans mon alcôve , ce fait ne constitue - t - il pas une séparation complète entre mon corps et mon être intérieur ? N' atteste - t - il pas je ne sais quelle faculté locomotive de l' esprit ou des effets équivalent à ceux de la locomotion du corps ? Or , si mon esprit et mon corps ont pu se quitter pendant le sommeil , pourquoi ne les ferais - je pas également divorcer ainsi pendant la veille ? Je n' aperçois point de moyens termes entre ces deux propositions .

LOUIS LAMBERT (XI, philo)
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