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Cette doctrine , que je m' efforce aujourd' hui de résumer en y donnant un sens logique , m' était présentée par Lambert avec toutes les séductions du mystère , enveloppée dans les langes de la phraséologie particulière aux mystographes : diction obscure , pleine d' abstractions , et si active sur le cerveau , qu' il est certains livres de Jacob Boehm , de Swedenborg ou de Mme Guyon dont la lecture pénétrante fait surgir des fantaisies aussi multiformes que peuvent l' être les rêves produits par l' opium .
Lambert me racontait des faits mystiques tellement étranges , il en frappait si vivement mon imagination , qu' il me causait des vertiges .
J' aimais néanmoins à me plonger dans ce monde mystérieux , invisible aux sens où chacun se plaît à vivre , soit qu' il se le représente sous la forme indéfinie de l' Avenir , soit qu' il le revête des puissantes formes de la Fable .
Ces réactions violentes de l' âme sur elle - même m' instruisaient à mon insu de sa force , et m' accoutumaient aux travaux de la pensée .
Quant à Lambert , il expliquait tout par son système sur les anges . Pour lui , l' amour pur , l' amour comme on le rêve au jeune âge , était la collision de deux natures angéliques . Aussi rien n' égalait - il l' ardeur avec laquelle il désirait rencontrer un ange - femme .
Hé ! qui plus que lui devait inspirer , ressentir l' amour ? Si quelque chose pouvait donner l' idée d' une exquise sensibilité , n' était - ce pas le naturel aimable et bon empreint dans ses sentiments , dans ses paroles , dans ses actions et ses moindres gestes enfin dans la conjugalité qui nous liait l' un à l' autre , et que nous exprimions en nous disant faisants ? Il n' existait aucune distinction entre les choses qui venaient de lui et celles qui venaient de moi .
Nous contrefaisions mutuellement nos deux écritures , afin que l' un pût faire , à lui seul , les devoirs de tous les deux .
Quand l' un de nous avait à finir un livre que nous étions obligés de rendre au maître de mathématiques , il pouvait le lire sans interruption , l' un brochant la tâche et le pensum de l' autre .
Nous nous acquittions de nos devoirs comme d' un impôt frappé sur notre tranquillité .
Si ma mémoire n' est pas infidèle , souvent ils étaient d' une supériorité remarquable lorsque Lambert les composait .
Mais , pris l' un et l' autre pour deux idiots , le professeur analysait toujours nos devoirs sous l' empire d' un préjugé fatal , et les réservait même pour en amuser nos camarades .
Je me souviens qu' un soir , en terminant la classe qui avait lieu de deux à quatre heures , le maître s' empara d' une version de Lambert .
LOUIS LAMBERT (XI, philo)
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