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Nous sommes excessivement gourmands de fruits , nous surveillons nos montreuils , nos couches , nos espaliers , nos quenouilles . Mais , dans le cas où ces occupations champêtres ne satisferaient pas l' esprit de mon adoré , je lui ai donné le conseil d' achever dans le silence et la solitude quelques - unes des pièces de théâtre qu' il a commencées pendant ses jours de misère , et qui sont vraiment belles .
Ce genre de travail est le seul dans les Lettres qui se puisse quitter et reprendre , car il demande de longues réflexions , et n' exige pas la ciselure que veut le style .
On ne peut pas toujours faire du dialogue , il y faut du trait , des résumés , des saillies que l' esprit porte comme les plantes donnent leurs fleurs , et qu' on trouve plus en les attendant qu' en les cherchant .
Cette chasse aux idées me va . Je suis le collaborateur de mon Gaston , et ne le quitte ainsi jamais , pas même quand il voyage dans les vastes champs de l' imagination .
Devines - tu maintenant comment je me tire des soirées d' hiver ? Notre service est si doux , que nous n' avons pas eu depuis notre mariage un mot de reproche , pas une observation à faire à nos gens .
Quand ils ont été questionnés sur nous , ils ont eu l' esprit de fourber , ils nous ont fait passer pour la dame de compagnie et le secrétaire de leurs maîtres censés en voyage ; certains de ne jamais éprouver le moindre refus , ils ne sortent point sans en demander la permission ; d' ailleurs ils sont heureux , et voient bien que leur condition ne peut être changée que par leur faute .
Nous laissons les jardiniers vendre le surplus de nos fruits et de nos légumes .
La vachère qui gouverne la laiterie en fait autant pour le lait , la crème et le beurre frais . Seulement les plus beaux produits nous sont réservés .
Ces gens sont très contents de leurs profits , et nous sommes enchantés de cette abondance qu' aucune fortune ne peut ou ne sait se procurer dans ce terrible Paris , où les belles pêches coûtent chacune le revenu de cent francs .
Tout cela , ma chère , a un sens : je veux être le monde pour Gaston , le monde est amusant , mon mari ne doit donc pas s' ennuyer dans cette solitude .
Je croyais être jalouse quand j' étais aimée et que je me laissais aimer ; mais j' éprouve aujourd' hui la jalousie des femmes qui aiment , enfin la vraie jalousie . Aussi celui de ses regards qui me semble indifférent me fait - il trembler .
De temps en temps je me dis : " S' il allait ne plus m' aimer ? ... " et je frémis . Oh ! je suis bien devant lui comme l' âme chrétienne est devant Dieu .
DEUX JEUNES MARIEES (I, privé)
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