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Peut - être aime - t - on mieux l' enfant d' un homme adoré comme tu adores Felipe que celui d' un mari qu' on épouse par raison , à qui l' on se donne par devoir , et pour être femme enfin ! Ces pensées gardées au fond de mon coeur ajoutent à ma gravité de mère en espérance .
Mais , comme il n' y a pas de famille sans enfant , mon désir voudrait pouvoir hâter le moment où pour moi commenceront les plaisirs de la famille , qui doivent être ma seule existence .
En ce moment , ma vie est une vie d' attente et de mystères , où la souffrance la plus nauséabonde accoutume sans doute la femme à d' autres souffrances . Je m' observe . Malgré les efforts de Louis , dont l' amour me comble de soins , de douceurs , de tendresses , j' ai de vagues inquiétudes auxquelles se mêlent les dégoûts , les troubles , les singuliers appétits de la grossesse .
Si je dois te dire les choses comme elles sont , au risque de te causer quelque déplaisance pour le métier , je t' avoue que je ne conçois pas la fantaisie que j' ai prise pour certaines oranges , goût bizarre et que je trouve naturel .
Mon mari va me chercher à Marseille les plus belles oranges du monde ; il en a demandé de Malte , de Portugal , de Corse ; mais ces oranges , je les laisse .
Je cours à Marseille , quelquefois à pied , y dévorer de méchantes oranges à un liard , quasi pourries , dans une petite rue qui descend au port , à deux pas de l' Hôtel de Ville ; et leurs moisissures bleuâtres ou verdâtres brillent à mes yeux comme des diamants : j' y vois des fleurs , je n' ai nul souvenir de leur odeur cadavéreuse et leur trouve une saveur irritante , une chaleur vineuse , un goût délicieux .
Eh bien , mon ange , voilà les premières sensations amoureuses de ma vie .
Ces affreuses oranges sont mes amours .
Tu ne désires pas Felipe autant que je souhaite un de ces fruits en décomposition . Enfin je sors quelquefois furtivement , je galope à Marseille d' un pied agile , et il me prend des tressaillements voluptueux quand j' approche de la rue : j' ai peur que la marchande n' ait plus d' oranges pourries , je me jette dessus , je les mange , je les dévore en plein air .
Il me semble que ces fruits viennent du paradis et contiennent la plus suave nourriture .
J' ai vu Louis se détournant pour ne pas sentir leur puanteur . Je me suis souvenue de cette atroce phrase d' Obermann , sombre élégie que je me repens d' avoir lue : Les racines s' abreuvent dans une eau fétide !
DEUX JEUNES MARIEES (I, privé)
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