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XVIII
DE MADAME DE L' ESTORADE
à LOUISE DE CHAULIEU
Avril .
Chère ange , ou ne dois - je pas plutôt dire cher démon , tu m' as affligée sans le vouloir , et , si nous n' étions pas la même âme , je dirais blessée ; mais ne se blesse - t - on pas aussi soi - même ? Comme on voit bien que tu n' as pas encore arrêté ta pensée sur ce mot indissoluble , appliqué au contrat qui lie une femme à un homme ! Je ne veux pas contredire les philosophes ni les législateurs , ils sont bien de force à se contredire eux - mêmes ; mais , chère , en rendant le mariage irrévocable et lui imposant une formule égale pour tous et impitoyable , on a fait de chaque union une chose entièrement dissemblable , aussi dissemblable que le sont les individus entre eux ; chacune d' elles a ses lois intérieures différentes : celles d' un mariage à la campagne , où deux êtres seront sans cesse en présence , ne sont pas celles d' un ménage à la ville , où plus de distractions nuancent la vie ; et celles d' un ménage à Paris , où la vie passe comme un torrent , ne seront pas celles d' un mariage en province , où la vie est moins agitée .
Si les conditions varient selon les lieux , elles varient bien davantage selon les caractères .
La femme d' un homme de génie n' a qu' à se laisser conduire , et la femme d' un sot doit , sous peine des plus grands malheurs , prendre les rênes de la machine si elle se sent plus intelligente que lui .
Peut - être , après tout , la réflexion et la raison arrivent - elles à ce qu' on appelle dépravation .
Pour nous , la dépravation , n' est - ce pas le calcul dans les sentiments ? Une passion qui raisonne est dépravée ; elle n' est belle qu' involontaire et dans ces sublimes jets qui excluent tout égoïsme .

DEUX JEUNES MARIEES (I, privé)
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