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Je le fais causer pour savoir son secret , mais il est d' une taciturnité castillane , fier comme s' il était Gonzalve de Cordoue , et néanmoins d' une douceur et d' une patience angéliques ; sa fierté n' est pas montée comme celle de miss Griffith , elle est tout intérieure ; il se fait rendre ce qui lui est dû en nous rendant ses devoirs , et nous écarte de lui par le respect qu' il nous témoigne . Mon père prétend qu' il y a beaucoup du grand seigneur chez le sieur Hénarez , qu' il nomme entre nous don Hénarez par plaisanterie . Quand je me suis permis de l' appeler ainsi , il y a quelques jours , cet homme a relevé sur moi ses yeux , qu' il tient ordinairement baissés , et m' a lancé deux éclairs qui m' ont interdite ; ma chère , il a , certes les plus beaux yeux du monde .
Je lui ai demandé si je l' avais fâché en quelque chose , et il m' a dit alors dans sa sublime et grandiose langue espagnole : " Mademoiselle , je ne viens ici que pour vous apprendre l' espagnol .
" Je me suis sentie humiliée , j' ai rougi ; j' allais lui répliquer par quelque bonne impertinence , quand je me suis souvenue de ce que nous disait notre chère mère en Dieu , et alors je lui ai répondu : " Si vous aviez à me reprendre en quoi que ce soit , je deviendrais votre obligée .
" Il a tressailli , le sang a coloré son teint olivâtre , il m' a répondu d' une voix doucement émue : " La religion a dû vous enseigner mieux que je ne saurais le faire à respecter les grandes infortunes .
Si j' étais don en Espagne , et que j' eusse tout perdu au triomphe de Ferdinand VII , votre plaisanterie serait une cruauté ; mais si je ne suis qu' un pauvre maître de langue , n' est - ce pas une atroce raillerie ? Ni l' une ni l' autre ne sont dignes d' une jeune fille noble .
" Je lui ai pris la main en lui disant : " J' invoquerai donc aussi la religion pour vous prier d' oublier mon tort|ç
" Il a baissé la tête , a ouvert mon Don Quichotte , et s' est assis .
Ce petit incident m' a causé plus de trouble que tous les compliments , les regards et les phrases que j' ai recueillis pendant la soirée où j' ai été le plus courtisée .
Durant la leçon , je regardais avec attention cet homme qui se laissait examiner sans le savoir : il ne lève jamais les yeux sur moi .
J' ai découvert que notre maître , à qui nous donnions quarante ans , est jeune , il ne doit pas avoir plus de vingt - six à vingt - huit ans . Ma gouvernante , à qui je l' avais abandonné , m' a fait remarquer la beauté de ses cheveux noirs et celle de ses dents , qui sont comme des perles .
Quant à ses yeux , c' est à la fois du velours et du feu . Voilà tout , il est d' ailleurs petit et laid .
DEUX JEUNES MARIEES (I, privé)
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