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Cette vie monotone où chaque heure amène un devoir , une prière , un travail si exactement les mêmes , qu' en tous lieux on peut dire ce que fait une carmélite à telle ou telle heure du jour ou de la nuit ; cette horrible existence où il est indifférent que les choses qui nous entourent soient ou ne soient pas , était devenue pour nous la plus variée : l' essor de notre esprit ne connaissait point de bornes , la fantaisie nous avait donné la clef de ses royaumes , nous étions tour à tour l' une pour l' autre un charmant hippogriffe , la plus alerte réveillait la plus endormie , et nos âmes folâtraient à l' envi en s' emparant de ce monde qui nous était interdit .
Il n' y avait pas jusqu' à la Vie des Saints qui ne nous aidât à comprendre les choses les plus cachées ! Le jour où ta douce compagnie m' était enlevée , je devenais ce qu' est une carmélite à nos yeux , une Danaïde moderne qui , au lieu de chercher à remplir un tonneau sans fond , tire tous les jours , de je ne sais quel puits , un seau vide , espérant l' amener plein .
Ma tante ignorait notre vie intérieure .
Elle n' expliquait point mon dégoût de l' existence , elle qui s' est fait un monde céleste dans les deux arpents de son couvent . Pour être embrassée à nos âges , la vie religieuse veut une excessive simplicité que nous n' avons pas , ma chère biche , ou l' ardeur du dévouement qui rend ma tante une sublime créature .
Ma tante s' est sacrifiée à un frère adoré ; mais qui peut se sacrifier à des inconnus ou à des idées ?
Depuis bientôt quinze jours , j' ai tant de folles paroles rentrées , tant de méditations enterrées au coeur , tant d' observations à communiquer et de récits à faire qui ne peuvent être faits qu' à toi que sans le pis - aller des confidences écrites substituées à nos chères causeries , j' étoufferais .
Combien la vie du coeur nous est nécessaire ! Je commence mon journal ce matin en imaginant que le tien est commencé , que dans peu de jours je vivrai au fond de ta belle vallée de Gémenos dont je ne sais que ce que tu m' en as dit , comme tu vas vivre dans Paris dont tu ne connais que ce que nous en rêvions .
Or donc , ma belle enfant , par une matinée qui demeurera marquée d' un signet rose dans le livre de ma vie , il est arrivé de Paris une demoiselle de compagnie et Philippe , le dernier valet de chambre de ma grand - mère , envoyés pour m' emmener .

DEUX JEUNES MARIEES (I, privé)
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