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Tout s' excuse et se justifie à une époque où l' on a transformé la vertu en vice , comme on a érigé certains vices en vertus . La camaraderie est devenue la plus sainte des libertés . Les chefs des opinions les plus contraires se parlent à mots émoussés , à pointes courtoises .
Dans ce temps , si tant est qu' on s' en souvienne , il y avait du courage pour certains écrivains royalistes et pour quelques écrivains libéraux , à se trouver dans le même théâtre .
On entendait les provocations les plus haineuses . Les regards étaient chargés comme des pistolets , la moindre étincelle pouvait faire partir le coup d' une querelle .
Qui n' a pas surpris des imprécations chez son voisin , à l' entrée de quelques hommes plus spécialement en butte aux attaques respectives des deux partis ? Il n' y avait alors que deux partis , les royalistes et les libéraux , les romantiques et les classiques , la même haine sous deux formes , une haine qui faisait comprendre les échafauds de la Convention .
Lucien , devenu royaliste et romantique forcené , de libéral et de voltairien enragé qu' il avait été dès son début , se trouva donc sous le poids des inimitiés qui planaient sur la tête de l' homme le plus abhorré des libéraux à cette époque , de Martainville , le seul qui le défendît et l' aimât .
Cette solidarité nuisit à Lucien .
Les partis sont ingrats envers leurs vedettes , ils abandonnent volontiers leurs enfants perdus . Surtout en politique , il est nécessaire à ceux qui veulent parvenir d' aller avec le gros de l' armée .
La principale méchanceté des petits journaux fut d' accoupler Lucien et Martainville . Le Libéralisme les jeta dans les bras l' un de l' autre .
Cette amitié , fausse ou vraie , leur valut à tous deux des articles écrits avec du fiel par Félicien au désespoir des succès de Lucien dans le grand monde , et qui croyait , comme tous les anciens camarades du poète , à sa prochaine élévation .
La prétendue trahison du poète fut alors envenimée et embellie des circonstances les plus aggravantes . Lucien fut nommé le petit Judas , et Martainville le grand Judas , car Martainville était , à tort ou à raison , accusé d' avoir livré le pont du Pecq aux armées étrangères .
Lucien répondit en riant à des Lupeaulx que , quant à lui , sûrement il avait livré le pont aux ânes .

ILLUSIONS PERDUES (V, provinc)
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