----- Revenir à l'écran précédent par la commande BACK -----

Je ne juge pas votre poésie , elle est de beaucoup supérieure à toutes les poésies qui encombrent les magasins de la librairie . Ces élégants rossignols , vendus un peu plus cher que les autres à cause de leur papier vélin , viennent presque tous s' abattre sur les rives de la Seine , où vous pouvez aller étudier leurs chants , si vous voulez faire un jour quelque pèlerinage instructif sur les quais de Paris , depuis l' étalage du père Jérôme , au pont Notre - Dame , jusqu' au Pont - Royal .
Vous rencontrerez là tous les Essais poétiques , les Inspirations , les Élévations , les Hymnes , les Chants , les Ballades , les Odes , enfin toutes les couvées écloses depuis sept années , des muses couvertes de poussière , éclaboussées par les fiacres , violées par tous les passants qui veulent voir la vignette du titre .
Vous ne connaissez personne , vous n' avez d' accès dans aucun journal : vos Marguerites resteront chastement pliées comme vous les tenez , elles n' écloront jamais au soleil de la publicité dans la prairie des grandes marges , émaillée des fleurons que prodigue l' illustre Dauriat , le libraire des célébrités , le roi des Galeries de Bois .
Mon pauvre enfant , je suis venu comme vous le coeur plein d' illusions , poussé par l' amour de l' Art , porté par d' invincibles élans vers la gloire : j' ai trouvé les réalités du métier , les difficultés de la librairie et le positif de la misère .
Mon exaltation , maintenant comprimée , mon effervescence première me cachaient le mécanisme du monde ; il a fallu le voir , se cogner à tous les rouages , heurter les pivots , me graisser aux huiles , entendre le cliquetis des chaînes et des volants .
Comme moi , vous allez savoir que , sous toutes ces belles choses rêvées , s' agitent des hommes , des passions et des nécessités .
Vous vous mêlerez forcément à d' horribles luttes , d' oeuvre à oeuvre , d' homme à homme , de parti à parti , où il faut se battre systématiquement pour ne pas être abandonné par les siens .
Ces combats ignobles désenchantent l' âme , dépravent le coeur et fatiguent en pure perte ; car vos efforts servent souvent à faire couronner un homme que vous haïssez , un talent secondaire présenté malgré vous comme un génie .
La vie littéraire a ses coulisses .
Les succès surpris ou mérités , voilà ce qu' applaudit le parterre ; les moyens , toujours hideux , les comparses enluminés , les claqueurs et les garçons de service , voilà ce que recèlent les coulisses .
Vous êtes encore au parterre .

ILLUSIONS PERDUES (V, provinc)
Page: 342