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" Il était alors neuf heures . Lucien imita l' action secrète de son futur ami en lui offrant à dîner chez Édon , où il dépensa douze francs . Pendant ce dîner Daniel livra le secret de ses espérances et de ses études à Lucien . D' Arthez n' admettait pas de talent hors ligne sans de profondes connaissances métaphysiques . Il procédait en ce moment au dépouillement de toutes les richesses philosophiques des temps anciens et modernes pour se les assimiler .
Il voulait , comme Molière , être un profond philosophe avant de faire des comédies . Il étudiait le monde écrit et le monde vivant , la pensée et le fait .
Il avait pour amis de savants naturalistes , de jeunes médecins , des écrivains politiques et des artistes , société de gens studieux , sérieux , pleins d' avenir . Il vivait d' articles consciencieux et peu payés mis dans des dictionnaires biographiques , encyclopédiques ou de sciences naturelles ; il n' en écrivait ni plus ni moins que ce qu' il en fallait pour vivre et pouvoir suivre sa pensée .
D' Arthez avait une oeuvre d' imagination , entreprise uniquement pour étudier les ressources de la langue .
Ce livre , encore inachevé , pris et repris par caprice , il le gardait pour les jours de grande détresse .
C' était une oeuvre psychologique et de haute portée sous la forme du roman . Quoique Daniel se découvrît modestement , il parut gigantesque à Lucien . En sortant du restaurant , à onze heures , Lucien s' était pris d' une vive amitié pour cette vertu sans emphase , pour cette nature , sublime sans le savoir .
Le poète ne discuta pas les conseils de Daniel , il les suivit à la lettre . Ce beau talent déjà mûri par la pensée et par une critique solitaire , inédite , faite pour lui non pour autrui , lui avait tout à coup poussé la porte des plus magnifiques palais de la fantaisie .
Les lèvres du provincial avaient été touchées d' un charbon ardent , et la parole du travailleur parisien trouva dans le cerveau du poète d' Angoulême une terre préparée .
Lucien se mit à refondre son oeuvre .
Heureux d' avoir rencontré dans le désert de Paris un coeur où abondaient des sentiments généreux en harmonie avec les siens , le grand homme de province fit ce que font tous les jeunes gens affamés d' affection : il s' attacha comme une maladie chronique à d' Arthez , il alla le chercher pour se rendre à la bibliothèque , il se promena près de lui au Luxembourg par les belles journées , il l' accompagna tous les soirs jusque dans sa pauvre chambre , après avoir dîné près de lui chez Flicoteaux , enfin il se serra contre lui comme un soldat se pressait sur son voisin dans les plaines glacées de la Russie .

ILLUSIONS PERDUES (V, provinc)
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