----- Revenir à l'écran précédent par la commande BACK -----

Lucien tombait chez Flicoteaux vers quatre heures et demie , après avoir remarqué l' avantage d' y arriver des premiers ; les mets étaient alors plus variés , celui qu' on préférait s' y trouvait encore . Comme tous les esprits poétiques , il avait affectionné une place , et son choix annonçait assez de discernement .
Dès le premier jour de son entrée chez Flicoteaux , il avait distingué près du comptoir , une table où les physionomies des dîneurs , autant que leurs discours saisis à la volée , lui dénoncèrent des compagnons littéraires .
D' ailleurs , une sorte d' instinct lui fit deviner qu' en se plaçant près du comptoir il pourrait parlementer avec les maîtres du restaurant . à la longue la connaissance s' établirait , et au jour des détresses financières il obtiendrait sans doute un crédit nécessaire .
Il s' était donc assis à une petite table carrée à côté du comptoir , où il ne vit que deux couverts ornés de deux serviettes blanches sans coulant , et destinées probablement aux allants et venants .
Le vis - à - vis de Lucien était un maigre et pâle jeune homme , vraisemblablement aussi pauvre que lui , dont le beau visage déjà flétri annonçait que des espérances envolées avaient fatigué son front et laissé dans son âme des sillons où les graines ensemencées ne germaient point .
Lucien se sentit poussé vers l' inconnu par ces vestiges de poésie et par un irrésistible élan de sympathie .
Ce jeune homme , le premier avec lequel le poète d' Angoulême put échanger quelques paroles , au bout d' une semaine de petits soins , de paroles et d' observations échangées , se nommait Étienne Lousteau . Comme Lucien , Étienne avait quitté sa province , une ville du Berry , depuis deux ans .
Son geste animé , son regard brillant , sa parole brève par moments , trahissaient une amère connaissance de la vie littéraire .
Étienne était venu de Sancerre sa tragédie en poche , attiré par ce qui poignait Lucien : la gloire , le pouvoir et l' argent . Ce jeune homme , qui dîna d' abord quelques jours de suite , ne se montra bientôt plus que de loin en loin .
Après cinq ou six jours d' absence , en retrouvant une fois son poète , Lucien espérait le revoir le lendemain , mais le lendemain la place était prise par un inconnu .
Quand , entre jeunes gens , on s' est vu la veille , le feu de la conversation d' hier se reflète sur celle d' aujourd' hui ; mais ces intervalles obligeaient Lucien à rompre chaque fois la glace et retardaient d' autant une intimité qui , durant les premières semaines , fit peu de progrès .

ILLUSIONS PERDUES (V, provinc)
Page: 297