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Naïs fut aimée comme tout jeune homme aime la première femme qui le flatte , car Naïs pronostiquait un grand avenir , une gloire immense à Lucien . Mme de Bargeton usa de toute son adresse pour établir chez elle son poète : non seulement elle l' exaltait outre mesure , mais elle le représentait comme un enfant sans fortune , qu' elle voulait placer ; elle le rapetissait pour le garder ; elle en faisait son lecteur , son secrétaire , mais elle l' aimait plus qu' elle ne croyait pouvoir aimer après l' affreux malheur qui lui était advenu . Elle se traitait fort mal intérieurement , elle se disait que ce serait une folie d' aimer un jeune homme de vingt ans , qui par sa position était déjà si loin d' elle . Ses familiarités étaient capricieusement démenties par les fiertés que lui inspiraient ses scrupules .
Elle se montrait tour à tour altière et protectrice , tendre et flatteuse . D' abord intimidé par le haut rang de cette femme , Lucien eut donc toutes les terreurs , les espoirs et les désespérances qui martèlent le premier amour et le mettent si avant dans le coeur par les coups que frappent alternativement la douleur et le plaisir .
Pendant deux mois il vit en elle une bienfaitrice qui allait s' occuper de lui maternellement .
Mais les confidences commencèrent . Mme de Bargeton appela son poète cher Lucien ; puis cher , tout court .
Le poète enhardi nomma cette grande dame Naïs . En l' entendant lui donner ce nom , elle eut une de ces colères qui séduisent tant un enfant ; elle lui reprocha de prendre le nom dont se servait tout le monde .
La fière et noble Nègrepelisse offrit à ce bel ange celui de ses noms qui se trouvait encore neuf , elle voulut être Louise pour lui . Lucien atteignit au troisième ciel de l' amour .
Un soir , Lucien étant entré pendant que Louise contemplait un portrait qu' elle serra promptement , il voulut le voir . Pour calmer le désespoir d' un premier accès de jalousie , Louise montra le portrait du jeune Cante - Croix et raconta , non sans larmes , la douloureuse histoire de ses amours , si purs et si cruellement étouffés .
S' essayait - elle à quelque infidélité envers son mort , ou avait - elle inventé de faire à Lucien un rival de ce portrait ? Lucien était trop jeune pour analyser sa maîtresse , il se désespéra naïvement car elle ouvrit la campagne pendant laquelle les femmes font battre en brèche des scrupules plus ou moins ingénieusement fortifiés .
Leurs discussions sur les devoirs , sur les convenances , sur la religion , sont comme des places fortes qu' elles aiment à voir prendre d' assaut .
L' innocent Lucien n' avait pas besoin de ces coquetteries , il eût guerroyé tout naturellement .
" Je ne mourrai pas , moi , je vivrai pour vous " , dit audacieusement un soir Lucien qui voulut en finir avec M . de Cante - Croix et qui jeta sur Louise un regard où se peignait une passion arrivée à terme .

ILLUSIONS PERDUES (V, provinc)
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