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Ordinairement , quand sa femme avait du monde , ce qui arrivait presque tous les soirs , les voisins , ayant pitié de sa situation , venaient jouer chez elle au boston , Margaritis restait silencieux , se mettait dans un coin , et n' en bougeait point ; mais quand dix heures sonnaient à son horloge enfermée dans une grande armoire oblongue , il se levait au dernier coup avec la précision mécanique des figures mises en mouvement par un ressort dans les châsses des joujoux allemands , il s' avançait lentement jusqu' aux joueurs , leur jetait un regard assez semblable au regard automatique des Grecs et des Turcs exposés sur le boulevard du Temple à Paris , et leur disait : " Allez - vous - en ! " à certaines époques , cet homme recouvrait son ancien esprit , et donnait alors à sa femme d' excellents conseils pour la vente de ses vins ; mais alors il devenait extrêmement tourmentant , il volait dans les armoires des friandises et les dévorait en cachette .
Quelquefois , quand les habitués de la maison entraient , il répondait à leurs demandes avec civilité , mais le plus souvent il leur disait les choses les plus incohérentes .
Ainsi , à une dame qui lui demandait : " Comment vous sentez - vous aujourd' hui , monsieur Margaritis ? - Je me suis fait la barbe , et vous ? ... lui répondait - il .
- êtes - vous mieux , monsieur ? lui demandait une autre . - Jérusalem ! Jérusalem ! " répondait - il . Mais la plupart du temps il regardait ses hôtes d' un air stupide , sans mot dire , et sa femme leur disait alors : " Le bonhomme n' entend rien aujourd' hui .
" Deux ou trois fois en cinq ans , il lui arriva , toujours vers l' équinoxe , de se mettre en fureur à cette observation , de tirer son couteau et de crier : " Cette garce me déshonore .
" D' ailleurs , il buvait , mangeait , se promenait comme eût fait un homme en parfaite santé . Aussi chacun avait - il fini par ne pas lui accorder plus de respect ni d' attention que l' on n' en a pour un gros meuble .
Parmi toutes ses bizarreries , il y en avait une dont personne n' avait pu découvrir le sens ; car , à la longue , les esprits forts du pays avaient fini par commenter et expliquer les actes les plus déraisonnables de ce fou .
Il voulait toujours avoir un sac de farine au logis , et garder deux pièces de vin de sa récolte , sans permettre qu' on touchât à la farine ni au vin .
Mais quand venait le mois de juin , il s' inquiétait de la vente du sac et des deux pièces de vin avec toute la sollicitude d' un fou . Presque toujours Mme Margaritis lui disait alors avoir vendu les deux poinçons à un prix exorbitant , et lui en remettait l' argent qu' il cachait , sans que ni sa femme , ni sa servante eussent pu , même en le guettant , découvrir où était la cachette .
La veille du jour où Gaudissart vint à Vouvray , Mme Margaritis éprouva plus de peine que jamais à tromper son mari dont la raison semblait revenue .

ILLUSTRE GAUDISSART (IV, provinc)
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