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- Oui , dit Rastignac en se rappelant que les deux filles avaient battu sans relâche sur le coeur de leur père .
- Au moins , se disait Eugène , Delphine aime son père , elle ! "
Le soir , aux Italiens , Rastignac prit quelques précautions afin de ne pas trop alarmer Mme de Nucingen .
" N' ayez pas d' inquiétude , répondit - elle aux premiers mots que lui dit Eugène , mon père est fort . Seulement , ce matin , nous l' avons un peu secoué . Nos fortunes sont en question , songez - vous à l' étendue de ce malheur ? Je ne vivrais pas si votre affection ne me rendait pas insensible à ce que j' aurais regardé naguère comme des angoisses mortelles .
Il n' est plus aujourd' hui qu' une seule crainte , un seul malheur pour moi , c' est de perdre l' amour qui m' a fait sentir le plaisir de vivre .
En dehors de ce sentiment tout m' est indifférent , je n' aime plus rien au monde . Vous êtes tout pour moi . Si je sens le bonheur d' être riche , c' est pour mieux vous plaire .
Je suis , à ma honte , plus amante que je ne suis fille . Pourquoi ? je ne sais . Toute ma vie est en vous . Mon père m' a donné un coeur , mais vous l' avez fait battre .
Le monde entier peut me blâmer , que m' importe ! si vous , qui n' avez pas le droit de m' en vouloir , m' acquittez des crimes auxquels me condamne un sentiment irrésistible ? Me croyez - vous une fille dénaturée ? oh , non , il est impossible de ne pas aimer un père aussi bon que l' est le nôtre .
Pouvais - je empêcher qu' il ne vit enfin les suites naturelles de nos déplorables mariages ? Pourquoi ne les a - t - il pas empêchés ? N' était - ce pas à lui de réfléchir pour nous ? Aujourd' hui , je le sais , il souffre autant que nous ; mais que pouvions - nous y faire ? Le consoler ! nous ne le consolerions de rien .
Notre résignation lui faisait plus de douleur que nos reproches et nos plaintes ne lui causeraient de mal .
Il est des situations dans la vie où tout est amertume . "
Eugène resta muet , saisi de tendresse par l' expression naïve d' un sentiment vrai . Si les Parisiennes sont souvent fausses , ivres de vanité , personnelles , coquettes , froides , il est sûr que quand elles aiment réellement , elles sacrifient plus de sentiments que les autres femmes à leurs passions ; elles se grandissent de toutes leurs petitesses , et deviennent sublimes .

LE PERE GORIOT (III, privé)
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