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Mais nous prend - il pour des imbéciles , celui - là ? Croit - il que je puisse supporter pendant deux jours l' idée de te laisser sans fortune , sans pain ? Je ne la supporterais pas un jour , pas une nuit , pas deux heures ! Si cette idée était vraie , je n' y survivrais pas . Eh ! quoi , j' aurai travaillé pendant quarante ans de ma vie , j' aurai porté des sacs sur mon dos , j' aurai sué des averses , je me serai privé pendant toute ma vie pour vous , mes anges , qui me rendiez tout travail , tout fardeau léger ; et aujourd' hui ma fortune , ma vie s' en iraient en fumée ! Ceci me ferait mourir enragé .
Par tout ce qu' il y a de plus sacré sur terre et au ciel , nous allons tirer ça au clair , vérifier les livres , la caisse , les entreprises ! Je ne dors pas , je ne me couche pas , je ne mange pas , qu' il ne me soit prouvé que ta fortune est là tout entière .
Dieu merci , tu es séparée de biens ; tu auras Me Derville pour avoué , un honnête homme heureusement .
Jour de Dieu ! tu garderas ton bon petit million , tes cinquante mille livres de rente , jusqu' à la fin de tes jours , ou je fais un tapage dans Paris , ah ! ah ! Mais je m' adresserais aux chambres si les tribunaux nous victimaient .
Te savoir tranquille et heureuse du côté de l' argent , mais cette pensée allégeait tous mes maux et calmait mes chagrins .
L' argent , c' est la vie . Monnaie fait tout . Que nous chante - t - il donc , cette grosse souche d' Alsacien ? Delphine , ne fais pas une concession d' un quart de liard à cette grosse bête , qui t' a mise à la chaîne et t' a rendue malheureuse .
S' il a besoin de toi , nous le tricoterons ferme , et nous le ferons marcher droit . Mon Dieu , j' ai la tête en feu , j' ai dans le crâne quelque chose qui me brûle .
Ma Delphine sur la paille ! Oh ! ma Fifine , toi ! Sapristi ! où sont mes gants ? Allons ! partons , je veux aller tout voir , les livres , les affaires , la caisse , la correspondance , à l' instant .
Je ne serai calme que quand il me sera prouvé que ta fortune ne court plus de risques , et que je la verrai de mes yeux .
- Mon cher père ! allez - y prudemment . Si vous mettiez la moindre velléité de vengeance en cette affaire , et si vous montriez des intentions trop hostiles , je serais perdue . Il vous connaît , il a trouvé tout naturel que , sous votre inspiration , je m' inquiétasse de ma fortune ; mais , je vous le jure , il la tient en ses mains , et a voulu la tenir .
Il est homme à s' enfuir avec tous les capitaux , et à nous laisser là , le scélérat ! Il sait bien que je ne déshonorerai pas moi - même le nom que je porte en le poursuivant .
Il est à la fois fort et faible . J' ai bien tout examiné . Si nous le poussons à bout , je suis ruinée .

LE PERE GORIOT (III, privé)
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