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C' est des émotions qui ne se rencontrent pas deux fois dans la vie des jeunes gens . La première femme réellement femme à laquelle s' attache un homme , c' est - à - dire celle qui se présente à lui dans la splendeur des accompagnements que veut la société parisienne , celle - là n' a jamais de rivale . L' amour à Paris ne ressemble en rien aux autres amours . Ni les hommes ni les femmes n' y sont dupes des montres pavoisées de lieux communs que chacun étale par décence sur ses affections soi - disant désintéressées .
En ce pays , une femme ne doit pas satisfaire seulement le coeur et les sens , elle sait parfaitement qu' elle a de plus grandes obligations à remplir envers les mille vanités dont se compose la vie .
Là surtout l' amour est essentiellement vantard , effronté , gaspilleur , charlatan et fastueux .
Si toutes les femmes de la cour de Louis XIV ont envié à Mlle de La Vallière l' entraînement de passion qui fit oublier à ce grand prince que ses manchettes coûtaient chacune mille écus quand il les déchira pour faciliter au duc de Vermandois son entrée sur la scène du monde , que peut - on demander au reste de l' humanité ? Soyez jeunes , riches et titrés , soyez mieux encore si vous pouvez ; plus vous apporterez de grains d' encens à brûler devant l' idole , plus elle vous sera favorable , si toutefois vous avez une idole .
L' amour est une religion , et son culte doit coûter plus cher que celui de toutes les autres religions ; il passe promptement , et passe en gamin qui tient à marquer son passage par des dévastations .
Le luxe du sentiment est la poésie des greniers ; sans cette richesse , qu' y deviendrait l' amour ? S' il est des exceptions à ces lois draconiennes du code parisien , elles se rencontrent dans la solitude , chez les âmes qui ne se sont point laissé entraîner par les doctrines sociales , qui vivent près de quelque source aux eaux claires , fugitives mais incessantes ; qui , fidèles à leurs ombrages verts , heureuses d' écouter le langage de l' infini , écrit pour elles en toute chose et qu' elles retrouvent en elles - mêmes , attendent patiemment leurs ailes en plaignant ceux de la terre .
Mais Rastignac , semblable à la plupart des jeunes gens qui , par avance , ont goûté les grandeurs , voulait se présenter tout armé dans la lice du monde ; il en avait épousé la fièvre et se sentait peut - être la force de le dominer , mais sans connaître ni les moyens ni le but de cette ambition .
A défaut d' un amour pur et sacré , qui remplit la vie , cette soif du pouvoir peut devenir une belle chose ; il suffit de dépouiller tout intérêt personnel et de se proposer la grandeur d' un pays pour objet .

LE PERE GORIOT (III, privé)
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